Plus qu’un film de fiction aux relents documentaires sur le milieu hospitalier roumain, La Mort de Dante Lazarescu est avant tout une œuvre pudique et bouleversante sur la dignité humaine. Avec une patience exemplaire, le réalisateur Cristi Puiu capte ces petits riens qui participent à la construction de ces personnages tout en creux… et en bosses.
Dante Lazarescu (Ion Fiscuteanu) est un homme d’une soixantaine d’années, bouffé par la solitude et la maladie dans son appartement crasseux d’un immeuble de Bucarest. Sa seule compagnie se résume à trois chats pleins de puces et, accessoirement, quelques voisins qui acceptent tant bien que mal de l’aider dans les moments les plus difficiles. Ce soir-là, le vieil homme, pourtant opéré d’un ulcère quatorze ans plus tôt, a encore une fois bu plus que de raison. Les douleurs s’accompagnent alors de violents vomissements. Alarmé, son couple de voisin fait venir une infirmière, Mioara Avram (Luminița Gheorghiu), qui, après auscultation, décide de le faire hospitaliser. Mais la tâche n’est pas si facile car, suite à un grave accident d’autobus, les hôpitaux de Bucarest sont débordés. L’infirmière, l’ambulancier et le malade de moins en moins conscient vont donc courir de nuit les différents services d’urgence de la ville, dans l’espoir absurde que l’un d’entre eux accepte de s’occuper du mourant.
La première partie du film est trompeuse. Centre de toutes les attentions et des conversations, Dante Lazarescu est un vieil homme pathétique qui peine à susciter l’empathie du spectateur. Tout en longs plans-séquences, caméra à l’épaule, Cristi Puiu filme un lent processus d’autodestruction (l’homme abuse de l’alcool alors qu’il souffre du foie) sans aucune complaisance. Quelques personnages périphériques vont et viennent dans cet univers sordide – une voisine obsédée par la juste cuisson de ses gelées, un autre voisin venu rendre une perceuse – sans jamais mesurer le désespoir qui suinte des quatre murs. Pourtant, aucun élément ne viendra expliquer cette solitude, donner une singularité au vieil homme dont l’expérience future va peu à peu devenir la nôtre.
Lorsque l’infirmière entre dans l’appartement, étrangement, son regard ne cherche pas en premier lieu le malade à transporter mais l’état de saleté de l’appartement. D’abord réticente, distante et froide, elle finit par ausculter Lazarescu et diagnostique une douleur qui pourrait être le résultat d’un cancer du colon. Consciente du danger que le vieil homme encourt s’il n’est pas soigné le plus rapidement possible, elle décide de l’emmener aux urgences. Mais l’affaire n’est pas simple : un à un, les services d’urgences des différents hôpitaux de Bucarest le refusent sous prétexte qu’un grave accident d’autobus monopolise tous les services de chirurgie de la ville.
Progressivement, Cristi Puiu dépeint la solitude d’un monde moderne prétendument axé sur les nouvelles technologies de communication mais où chacun peut se mourir dans la plus inacceptable solitude. Le personnage de Lazarescu – qui n’existait que tant qu’il vivait dans son appartement – s’efface devant la galerie d’infirmières, d’internes, de médecins et de chirurgiens qui l’examinent un à un, avec un sang-froid qui confine parfois à l’indifférence. Mais la très grande réussite du film tient surtout au fait que le réalisateur ne se borne jamais à capter ce qui se passe au premier plan. Le personnel médical entre et sort, s’occupe d’autres patients en hors champ, trop habitué à la détresse humaine pour y prêter une attention particulière.
Les quatre différents hôpitaux que visitent l’infirmière et son patient sont dépeints avec un sens admirable du réalisme qui donne à ce second long métrage de fiction une approche documentaire que certains documentaristes ne sont même pas capables de retranscrire. Ici, la caméra s’adapte à l’action, attrape un bout de vie d’un service de médecine, mais ne délimite jamais un champ dans lequel l’essentiel des événements devrait être concentré. L’infirmière devient peu à peu le seul lien tangible entre Lazarescu – et le spectateur – et le personnel hospitalier. Comme l’explique lui-même le cinéaste dans le dossier de presse, La Mort de Dante Lazarescu serait une sorte d’anti-Urgences. Ici, les médecins ne tournent pas à la vitamine C, les infirmières n’abusent pas de phrases bien pesées pour annoncer une mauvaise nouvelle et les infrastructures sont loin d’être dernier cri. On décèle même une certaine misogynie ambiante, et une longue scène fait état des rapports de pouvoir qui existent dans le milieu hospitalier, notamment entre un futur médecin trop zélé et une ambulancière qui n’a pas ses qualifications. Pourtant, nul doute que chacun d’entre eux a d’abord envisagé ce métier avec un espoir, mais le manque de moyens, la fatigue et la lassitude ont certainement eu raison de leurs bonnes intentions.
Film très sombre, La Mort de Dante Lazarescu travaille suffisamment au cœur pour ne pas être de ces œuvres désespérées qui n’existent que parce qu’elles alarment. Si la mort et la plus grande des solitudes semblent s’être alliées pour venir à bout du pauvre Lazarescu, la caméra de Cristi Puiu fait suffisamment acte de générosité et de discernement pour ne pas être dépourvue de cette foi, de cette croyance dans le cinéma et dans le genre humain que tout à l’écran semblerait pourtant desservir. Il suffit juste de s’attarder sur un détail (le regard d’un médecin, la dévotion d’une infirmière) pour être réceptif à cette magie miraculeuse bien trop rare au cinéma.