Avant le reconfinement a débuté à la Fondation Cartier un hommage au cinéma d’Artavazd Pelechian, avec la projection de Les Saisons, son film le plus célèbre, et de La Nature, son premier film depuis vingt-sept ans. L’exposition est désormais rouverte jusqu’au 30 mai 2021.
La projection de La Nature, le dernier film d’Artavazd Pelechian, est un bouleversement que seule apaise celle du court-métrage Les Saisons, présenté parallèlement à la Fondation Cartier. Près de quarante ans séparent la réalisation de ces deux œuvres qui affichent des similitudes évidentes, mais qui diffèrent profondément dans ce qu’elles nous donnent à voir du monde. L’abstraction à laquelle tend le travail du cinéaste arménien, qui culmine dans le montage (très) à distance de La Nature, insuffle à ses films une dimension poétique, picturale et musicale, l’expression d’une humeur qui reflète celle d’une époque. Son dernier film tétanise par la noirceur de ses visions apocalyptiques, sa violence graphique et son pessimisme. Les Saisons est a contrario une ode à la vie, au temps et à la matière, qui plaide encore pour une harmonie entre l’homme et la nature – ici celle qu’entretient une petite communauté de berger avec les montagnes arméniennes.
Mécanique des fluides
Le film a rendu célèbre son auteur pour sa structure circulaire et ses effets de boucle. Les séquences emblématiques où des paysans dévalent à vive allure les pentes des montagnes, marquant le passage des saisons au rythme des airs célébrissimes de Vivaldi, entraînent les hommes dans une spirale temporelle infinie. Les saisons passent, le travail et les difficultés se répètent, tandis que les traditions se transmettent inlassablement. Comme toujours chez Pelechian, l’origine de cette mise en boucle se trouve dans le montage. Un sentiment d’autant plus fort que, sur grand écran (rarement projeté, le film reste majoritairement découvert en piètre qualité sur Internet), rejaillit son incroyable dimension organique : l’impression de voir passer un flux continu de matières et de sons dans lesquels hommes, femmes, moutons, pierres et bottes de foin semblent guidés par un seul mouvement. Tout est vivant chez Pelechian, entraîné dans un même élan, une même dynamique des fluides. Quand disparaît le dernier paysan à la fin de la séquence du transport des bottes de foin du haut vers le bas de la montagne, le thème musical se poursuit quelques secondes sur des mains mélangeant de l’eau et de la farine. Voilà ensuite la pâte à pain qui vient d’être pétrie enroulée autour d’un bras afin d’éviter que les molécules ne s’affaissent. De la chute de la botte à la mise en tension de la pâte, la matière suit le mouvement en spirale insufflé par le montage et la bande-son.
Si son unité paraît garantie par la musique et le bruitage, le montage de Pelechian a souvent l’air d’encourager la rupture entre des images qui n’ont rien à voir entre elles, tout en pointant au creux de ce désordre apparent des compositions qui se font écho. À y regarder de plus près, presque toutes admettent une ligne qui les traverse : les pentes, évidemment, mais aussi les toits du village, les courbes que dessinent les troupeaux de moutons et les cadres dans lesquels s’inscrivent les paysans. Quand ces lignes ne sont pas tracées par le mouvement de la caméra (avec beaucoup de contre-plongées légèrement inclinées sur les paysans), ce sont les personnages eux-mêmes qui les dessinent, révélant leur proximité avec leur territoire. En témoigne l’un des rares plans fixes du film, un calme interlude entre deux saisons, comme une ponctuation, où des rangées de paysans fauchent le blé de manière synchrone. Ils forment une ligne horizontale au premier plan, répétée au second plan par un autre groupe de faucheurs, et reprise à l’arrière-plan à travers les arêtes des montagnes. Le film s’offre ainsi comme une sculpture que le spectateur contemple de haut en bas, captivé par l’impression de vie qui se dégage de la composition.
La Terre des Hommes
Dans le diptyque Fin / Vie, dernières nouvelles données avant La Nature par le cinéaste en 1992 et 1993, la caméra était viscéralement attirée par les visages : celui d’une femme en train d’accoucher dans Vie, dont les crispations donnaient le tempo à de légers mais brusques mouvements de cadre ; ceux de voyageurs anonymes traversant l’Arménie dans Fin, que les battements des wagons sur les rails, comme des pulsations, faisaient vibrer une dernière fois avant de les accompagner, avec délicatesse, dans l’obscurité. Pelechian concluait ainsi une œuvre cinématographique consacrée à regarder les Hommes bouger, cherchant à capter le destin de l’Humanité par son rapport à l’espace, au temps et à la matière. Dans La Nature, l’Homme est au mieux le voyeur passif du spectacle destructeur de la nature, mais il n’est plus le sujet principal. Le cinéaste s’en est détourné. Dans un plan ou l’on voit un village dévasté par une gigantesque coulée de boue, on entrevoit quelques humains, minuscules figures, qui tentent d’échapper à la catastrophe. La caméra opère un mouvement ascendant, comme pour maintenir leur sort hors champ. Ce déplacement paraît encore plus flagrant au regard de la scène qui borne Les Saisons : un berger et sa brebis, au milieu de l’écran, se débattent dans les rapides, non loin d’une chute d’eau. Dans Les Saisons, l’Homme est bien au centre de l’univers : à lui seul incombe l’avenir de la bête qu’il porte entre ses mains.
Il serait néanmoins inexact de prêter un discours écologique au cinéaste dès ce film réalisé en 1972. L’osmose représentée entre l’Homme et la nature relève davantage d’une métaphore nationaliste : la montagne évoque le Mont Ararat, symbole perdu de l’Arménie (il est situé sur le territoire turc), tandis que le travail et le mouvement de la communauté paysanne incarnent les racines du peuple arménien. Le nationalisme de Pelechian ne saurait toutefois se réduire à un simple esprit de clocher. C’est un discours plus universel qui fait du paysan, travailleur de la terre, l’acteur central de l’Histoire, par le lien qu’il tisse et entretient entre la terre et la société humaine. « C’est ta terre », dit le dernier carton avant le raccord final reliant le pouvoir de la tradition (le mariage du berger de la rivière dont on reconnaît le visage) à celui de la nature – les chutes finales, des sommets enneigés aux eaux tourmentées de la fonte des glaces, nous ramenant là où le film avait commencé. Cette fin mémorable appelle à au moins deux lectures : 1) l’activité humaine, frénétique, entraîne la civilisation dans une chute babylonienne ; 2) l’Homme reconnaît les lois de la nature (la gravité) pour mieux trouver le bonheur en ses terres. Car s’il est admis que ce mouvement vers le bas annonce l’effondrement qui constitue le sujet de La Nature, il est aussi indéniable que ces images impriment la rétine d’un puissant élan de liberté. Le berger, acceptant le corps à corps avec l’élément naturel, se relève toujours. Au cinéaste de nous laisser alors sur un arrêt sur image, sans que l’on ne sache vraiment ce qu’il adviendra de cette figure tenace et de l’humanité qu’elle incarne.