« Une longue méditation sur la conquête de l’espace, les mises à feu qui ne vont nulle part, le rêve d’Icare encapsulé par les Russes et les Américains, le visage défait par l’apesanteur des cosmonautes accélérés, la catastrophe qui n’en finit pas de venir. » C’est par ces mots que Serge Daney évoquait, en 1983, Notre siècle d’Artavazd Pelechian, moyen-métrage qui revenait sur cent ans d’envols et d’expéditions aériennes, des premiers avions au vaisseau spatial de Gagarine. Réputé pour ses documentaires lyriques et avant-gardistes, sans voix-off ni contextualisation des images, le cinéaste arménien nous revient après vingt-sept ans d’absence avec La Nature, commande de la Fondation Cartier dont le sujet se trouve être justement cette catastrophe interminable dont parlait Daney. Il faut dire que le cinéma de Pelechian n’a cessé d’annoncer ce film-ci, une oraison funèbre par laquelle l’Humanité contemple, impuissante, sa propre chute. Des paysans étaient emportés par les eaux dans Les Saisons, des voitures par leur délirante vitesse dans Notre siècle, un cortège de voyageurs vers l’obscurité d’un tunnel dans le sublime Fin, film de train hanté par un siècle de génocide.
Film catastrophe
Fukushima, le tsunami de 2004, l’ouragan Katrina ou le typhon Haiyan ont tous été filmés et sont aujourd’hui visibles en quelques clics. Notre siècle – le XXIe – serait celui d’une catastrophe spectaculaire au sens premier du terme, un cataclysme qui « s’offre aux regards ». C’est la conséquence première de l’Anthropocène : regarder les Hommes tomber et voir la nature, longtemps malmenée, envoyer ses Néréides pour contre-attaquer. Dans La Nature, intégralement constitué de vidéos de désastres écologiques glanées sur Internet, l’événement spectaculaire compte ainsi autant que le regard qui en est le témoin : au milieu du film, l’impressionnante crue d’un fleuve au Japon est enregistrée en un long plan-séquence par un filmeur silencieux, paralysé par ce mouvement destructeur qu’il ne peut que suivre et regarder. Film catastrophe sans concession, La Nature livre un enchaînement de crises et de malheurs que nul ne semble pouvoir atténuer ni empêcher. Pelechian mène en quelque sorte une relecture radicale du disaster movie hollywoodien. Aucun héros ne vient ici sauver une poignée d’élus du triste sort auquel semble vouée l’humanité, le montage se limitant à enchaîner les séquences dévastatrices sans livrer un seul instant de bravoure. Dans un extrait où un tsunami est en train de rayer de la carte un village entier, une famille se retrouve par exemple piégée par les flots : jusqu’à faire de la scission une véritable logique de montage (nous y reviendrons), Pelechian garde à l’image leur séparation lorsque quelques membres du groupe sont emportés par le courant, les mains tendues en direction de leurs proches.
La Nature est à cet égard un film très sombre, forcément terrassant, dont l’intense noir et blanc n’a d’ailleurs pas pour seul but d’unifier graphiquement les séquences, mais aussi d’inscrire chaque vision dans le champ de l’archive. Bien que les images soient pour la plupart assez récentes, elles donnent à voir un présent condamné qui ferait déjà partie intégrante du passé – comme les fragments d’un monde perdu rejouant les grands cataclysmes mythologiques (le Déluge, l’Atlantide, Pompéi). C’est le type de décalage que travaille également un cinéaste comme Jacques Perconte, dont le dernier film, Avant l’effondrement du Mont Blanc, s’ouvre sur une ancienne photographie en noir et blanc du plus haut sommet des Alpes. La Nature débute de la même manière, avec une série de plans aériens autour de pics montagneux, avant de s’affaisser par la suite, partant de la pointe des monts rocheux pour atteindre le souffle magmatique des volcans aquatiques. Une mise en scène de la pesanteur déjà présente dans Notre siècle (le décollage puis la chute d’une Humanité qui rêve de s’envoler) ou dans Les Saisons (les paysans qui dévalent une colline à vive allure), et qui se trouve ici intensifiée par l’entremise d’un montage lourd et écrasant, où chaque coupe est synonyme d’une fracture. Au mitan du film, le montage d’une séquence orageuse suit en ce sens le rythme des éclairs, passant d’un plan à l’autre à chaque jaillissement de la foudre. Une dynamique de montage qui prend de nombreuses formes tout au long du film : un volcan qui entre en éruption, un bâtiment qui s’effondre, une plaque terrestre qui se détache ou une immense vague qui s’écrase sont autant de moyens pour Pelechian d’insérer un nouveau plan au milieu de séquences striées de béances.
Démonter
Cette perspective performative du montage, où la coupe finit par figurer la catastrophe, est à mettre en parallèle d’un texte théorique de Pelechian resté célèbre, « Le montage à Contrepoint, ou la théorie de la distance », dans lequel il définissait ainsi sa pratique : « l’accent principal du montage réside moins dans l’assemblage des scènes que dans la possibilité de les disjoindre, non dans leur juxtaposition mais dans leur séparation. Il m’est apparu clairement que ce qui m’intéressait avant tout n’était pas de réunir deux éléments de montage, mais bien plutôt de les séparer en insérant entre eux un troisième, cinquième, voire dixième élément ». La Nature en offre une mise en forme directe, qui embrasse toute la polysémie de deux notions chères au cinéaste : le montage « à contrepoint » et le montage « à distance ». La première est entre autres une affaire de musique et de contraste. Dans le sillage du Livre d’image, de la musique classique (Mozart, Beethoven, Chostakovsky) répond aux cris de désespoir et à la cacophonie des éléments, tandis que l’alternance graphique entre la haute et la basse résolution participe pleinement d’une logique contrapuntique. Concernant la seconde, il est question d’écarter dans le temps deux images analogues (comme cette même explosion volcanique qui resurgit à maintes reprises), mais aussi de nous mettre « à distance » d’événements privés de leur contexte (ni dates ni inscriptions ne nous permettent de définir précisément la provenance des images).
Si dans cette optique le montage de Pelechian semble suivre une mécanique bien huilée, son penchant pour la rupture et l’irrégularité écarte le risque d’un système figé. Dans la deuxième moitié du film, envers baroque et déstructuré de la première, le cinéaste opère en effet plusieurs écarts ainsi que de brusques changements d’intensité. La bande-son y est violemment coupée (un fracas orageux qui soudain laisse place au silence), quand plus tard un plan se répète, s’interrompt, resurgit sans raison apparente (la même image d’une vague qui s’immisce entre des scènes de tornades). Dans sa globalité, le montage de La Nature suit donc plusieurs dynamiques (le contrepoint, la distance, la rupture) qui entrent parfois en conflit. Cette disparité n’est autre que la mise en forme de ce à quoi le film fait écho : une fracture dans l’ordre du monde, le deuil de l’harmonie et la victoire du chaos. Qu’un cinéaste du siècle dernier sorte ainsi du silence pour témoigner d’un tel déchirement n’en est que plus fort et marquant.