Pour leur 16ème édition, les Rencontres du cinéma documentaire de Montreuil (du 7 au 16 octobre 2011) ont tracé comme d’habitude un sillon passionnant, où se sont croisés rétrospectives (Naomi Kawase, Audrius Stonys), découvertes plus récentes et inédits, rencontres et ateliers sous les auspices de la « Poésie Documentaire ». Retour non exhaustif sur cette manifestation, comme une invitation à vous y rendre toujours plus nombreux l’année prochaine.
Vie et Fin
Parmi le foisonnement de propositions différentes que permettait le thème de « poésie documentaire », il s’est dégagé quelques tendances dont les problématiques de la naissance et de la mort semblent constituer une piste sérieuse. Voir regroupés en une seule séance les courts-métrages Fin (1992) et Vie (1993) d’Artavazd Pelechian, ainsi que Mort à Vignole d’Olivier Smolders (1998) donnait une forme concrète à cette hypothèse.
Artavazd Pelechian, réalisateur arménien né en 1938, semble être un solide point de départ quant au développement de cette « poésie documentaire », car son approche travaille un réel transfiguré par l’usage du son et de la musique. Fin met en scène la traversée d’un train de voyageurs en route vers leur natale Arménie. L’accroche « documentaire » y est affirmée par la multiplication des gros plans sur les visages, traduisant vies de souffrance et d’exil, qui tendent vers le repos d’une terre qui leur est maintenant promise. Réel et poésie trouvent dans cette accumulation de plans un ancrage, et constituent l’image en elle-même et son envers, dessinant peu à peu la face symbolique d’un peuple tout entier. Le tout inscrit dans une ligne de fuite, cette Arménie bientôt retrouvée qui forme le point d’orgue du film, figurée par un Nirvana dont la blancheur éclatante ne laisse en rien douter du désir d’élévation de l’auteur. L’arrivée en Arménie, en même temps qu’un accomplissement, est une petite mort.
Vie, tout en conservant les mêmes stratégies, prend le contre-pied de Fin. Au lieu de tendre vers quelque chose, il résulte de ses propres images (celles de la naissance d’un enfant), de ces gros plans répétés sur fond de battements de cœur, qui impriment un rythme aussi lancinant que le train lancé sur les rails de Fin. Mais les deux œuvres sont construites dans un même élan : se faire le témoin, sous la forme d’un montage emphatique, des premières fois, d’évènements fondateurs sacralisés par une musique enchanteresse, où souffrance et douceur sont filmées avec la même attention.
Dans une toute autre veine, Mort à Vignole d’Olivier Smolders concentre un début et une fin sur un même point de départ, celui de son propre enfant mort-né (qui restera hors-champ), pour chercher à fixer par la suite la matière vivante et morte de l’humain sur la pellicule. Le film de famille perd alors en nostalgie ce qu’il gagne en mélancolie, puisque c’est à travers des images de son enfance au Congo belge qu’Olivier Smolders convoque tous ces morts-vivants qui peuplent nos vieilles bobines. Avec l’ambition plus que touchante de chercher à exorciser, dans ce passé filmique, les stigmates de la tragédie à venir.
Lier le passé et le présent, la vie et la mort dans un même mouvement, c’est aussi l’ambition de Naomi Kawase qui était de passage à Montreuil pour une master-class. L’occasion pour la cinéaste de rappeler à quel point l’acte de filmer est fondateur, il « fait naître les choses » : « L’acte de filmer fixe la certitude d’être en vie. » Figer l’existence de quelque chose sur la pellicule pour ne pas la voir se perdre, c’est tout l’enjeu de sa filmographie documentaire, où l’on s’amuse par exemple à filmer différents objets en les nommant pour leur rendre leur caractère intangible, irremplaçable. Dans le silence du monde (2001), où Kawase apprend le décès de son père, et dans La Danse des souvenirs (2002), où elle filme son ami photographe Kazuo Nishii, gravement malade, c’est la mort elle-même que l’on défie, non pas dans le refus d’accepter l’inéluctable, mais dans l’affirmation que le cinéma permet une survivance des personnes au-delà de leur propre existence. « L’image est une retranscription des sentiments éprouvés au moment de la prise » confirme la cinéaste, « et la caméra est un outil qui permet de revivre le passé ».
Mémoire vive
Cette quête d’un passé en voie de disparition aura animé bon nombre des films programmés, et ce que l’on appelle austèrement le devoir de mémoire a pu, durant ces dix jours de Rencontres, se développer de manière tout à fait singulière.
Un bel exemple, avec Je suis celle qui porte les fleurs sur sa tombe de Hala Alabdalla et Ammar al-Beik, présenté en 2006 à la sélection Orizzonti du festival de Venise, qui cherche par le versant autobiographique (la réalisatrice est syrienne et a subi la répression des autorités de son pays) à retrouver trace de quatorze mois d’emprisonnement. À travers les témoignages de trois femmes, c’est d’abord le vide et l’oubli qui adviennent (« C’est mieux de laisser un espace libre sur la cassette » dit l’une d’entre elles) avant le rappel du traumatisme de l’incarcération. La remontée en surface des souvenirs s’organise symboliquement, en dehors des témoignages, par un parti-pris semi-fictionnel qui vise à montrer le film « en train de se faire ». Ainsi, Hala Alabdalla nous raconte son projet de faire en un long-métrage tous ceux qu’elle n’a pas pu réaliser pendant vingt ans. Par exemple, partir sur les traces d’une poétesse décédée, ou encore suivre le processus de restauration de vieilles icônes religieuses auxquelles on cherche à redonner leurs couleurs originelles. Toutes ces pistes entament alors un dialogue fructueux avec ces témoignages de captivité qui reviennent progressivement sur le seuil de la conscience.
Autre forme d’enfermement, dans le Countdown (2004) d’Audrius Stonys, celui du regard et des souvenirs des autres. Le film, qui part sur les traces d’Augustinas Baltrusaitis (réalisateur de l’ère soviétique porté disparu), s’ouvre par une longue séquence stupéfiante, où une succession de témoins dressent un portrait totalement contradictoire de ce protagoniste absent. Erreurs d’appréciation, mémoire défaillante et souvenirs qui se mélangent véhiculent une aura étrange, construisent docilement une déroutante chimère avant que le véritable Baltrusaitis ne soit retrouvé au fin fond d’un hospice, en ermite retiré de la vie en société. Entre les images d’archive du jeune Baltrusaitis et les souvenirs de ce vieil homme un peu aigri se dessine également une impossibilité à faire le lien, comme un chainon manquant qui empêche de raccorder l’artifice de la personne publique avec l’intimité de cet individu.
Malgré son titre intrigant, Mirage d’un village russe (2011) de Luc Thauvin ne se fait pas le récit d’une illusion, mais plutôt dans un premier temps généalogie d’un lieu à la condition éphémère, et constat de l’imminence de sa disparition. Comme pour Naomi Kawase, l’acte de filmer chez Luc Thauvin exprime un besoin d’enregistrer la présence et l’existence de ce lieu, pour en faire apparaître la matière concrète à l’image. Et pourtant, le film avance avec son propre mirage. Le village de Diki se trouve au premier abord décrit comme en sursis, menacé par l’ostracisme dû au dépeuplement et à son inaccessibilité. C’est donc d’emblée l’existence physique du village qui semble amenée à disparaître (comme cette neige qui le recouvre entièrement en hiver), en même temps que l’isolement reste la condition sine qua non pour la conservation et la sauvegarde de cet endroit. Mais au prix d’un retournement insidieux, des investisseurs peu scrupuleux cherchent à s’y établir pour en faire « un village de riches ». La menace qui plane alors sur Diki se transforme en inquiétude quant à la survie de cette petite utopie du calme et de la paix, et de la transmission générationnelle des origines du village. C’est alors tout un monde qui meurt, non pas comme on le croyait, par annihilation, mais par étouffement, par dissolution dans une machine vorace : rachat des terres par la sphère du privé, installation de nouvelles personnes qui remplaceront définitivement les anciens du village.
Le motif de la disparition est également une des pierres angulaires du formidable Encontros (2006) de Pierre-Marie Goulet, qui cherche à la combattre par une belle variété de dispositifs. Avec une ouverture en plan séquence qui n’est pas sans rappeler les différentes arrivées dans les fermes de La Vie moderne de Raymond Depardon, Goulet dévoile un horizon de prairies magnifiques. Quiétude et immensité d’un paysage qui accueille la souffrance des hommes et risquerait de la faire tomber dans l’oubli. Car l’Alentejo, contrée portugaise où le film prend place, est une région agricole où le cinéaste plante sa caméra pour recueillir les témoignages d’anciens paysans, qui nous content l’âpreté de leur tâche. L’enjeu y est double : faire revivre les souvenirs d’une époque révolue où le travail dans les champs se faisait à la main, et devancer la disparition des moyens de propagation de cette mémoire. Car la transmission se fait de manière orale, par le biais de chants, de récits et de poèmes composés par les paysans eux-mêmes, que la caméra capte avec une attention délicate. La poésie devient alors un moyen de reconstruire la mémoire : « le souvenir de s’être souvenu de quelque chose ». Exhumer le passé, à travers la projection publique d’un film tourné jadis dans le village avec les paysans comme acteurs, et le faire vivre au présent, par les réactions suscitées chez les anciens qui s’y reconnaissent, est une des nombreuses belles idées poétiques du film. Sans en oublier la dimension politique : recueillir les témoignages de la souffrance au travail est devenu un enjeu plus que d’actualité.