Des Stagiaires, on avouera sans problème qu’il a tout pour séduire : un sujet en or (hors circuit du jour au lendemain, deux vieilles carrosseries de la vente se lancent à l’assaut de la citadelle Google), un duo comique 100% fratpack (Owen Wilson et Vince Vaughn, ce dernier à l’initiative et l’écriture du projet), un yes-man souple et inspiré (Shawn Levy, dont le dernier Real Steel n’était pas sans quelque grâce). Un buddy movie aux atours enjôleurs donc, mais dont la séduction n’est en définitive qu’un paravent purement décoratif. Il faut vraiment voir Les Stagiaires jusqu’au bout, attendre son terme, s’étonner de l’aboutissement de chacun de ses enjeux, pour prendre ainsi pleinement conscience de sa drôle d’entreprise : un Social Network de commande, sorte de « comédie dédiée », au programme de propagande aussi limpide que décontracté.
Qui connaît la devise, surprenante autant qu’énigmatique, dont se revendique la firme Google : « Don’t be evil » (« Ne soyez pas malveillant ») ? Surprenante et énigmatique, cette devise l’est moins par son versant naïf et pseudo-biblique (« Le mal est un péché ») que par son versant strictement préventif (« Attention au mal en chacun de nous »). En effet, que sous-entend-il ce slogan sinon cette hypothèse : ce serait dans les gênes de toute startup à horizon mondialiste que de générer le vice ? L’affaire des « modestes empiétements sur la vie privée » de l’administration Obama nous l’ont bien rappelé : Google et sa volonté « d’organiser l’information à l’échelle mondiale et de la rendre universellement accessible et utile », Google et son humanisme technophile, Google et sa « googliness » sont peut-être vraiment, franchement, positivement cool, ils n’en sont pas innocents et neutres pour autant. Que rajouter, du reste, à la mise en garde de Mark Rumold, de l’Electronic Frontier Foundation : « Si la NSA a une porte d’entrée dans Google, c’est presque le pire cauchemar des gens » ? Rajouter peut-être que ce mauvais présage, qui suppute que tout ce que le fascisme a cherché à instituer, internet leur sert aujourd’hui sur un plateau, n’est pas sans interaction avec l’image de marque revendiquée par Google, ce pilier de bonté autour duquel s’est construit l’identité de l’entreprise. Qui saurait reprocher à un moteur de recherche sa malveillance ?
Si le monopole de Google fait légitimement craindre le pire, sa success story ne donne en réalité que peu de prise à la critique. C’est toujours de la plus noble des manières que ce « meilleur employeur du monde » s’est imposé sur le marché, sans vice originel, sans promesse de malédiction : nul pillage industriel à la Microsoft, nul trahison fraternelle à la Facebook, mais toujours une sérénité ensoleillée et olympienne, amenée par la certitude depuis toujours acquise d’œuvrer pour la marche du bien et de l’universalisme. Après la petite douche froide orwellienne de la semaine dernière, Les Stagiaires vient donc à point nommé remettre les pendules à l’heure, c’est-à-dire relayer en prétextant de la découvrir l’implacable logique de cette philanthropie capitaliste : badigeonner de ludisme, de couleurs, de fraîcheur, d’évidence – mettre au-dessous de tout soupçon – une certaine idée de la normalisation et du progrès, cette aspiration forcée et presque carnassière du monde à la globalisation. Que dire de la comédie américaine sinon qu’elle a souvent servi à cela : rendre cool, et donc acceptable, une certaine idée du cynisme ?
Au début du film, Vaughn et Wilson apprennent que leur employeur, une petite société de montres de luxe, vient de mettre la clef sous la porte. La raison invoquée est simple : aujourd’hui, tout le monde lit l’heure sur son iPhone. Professionnellement mis sur la touche par la technologie, c’est par la porte de celle-ci qu’ils décident de reprendre leur destin en main : direction le « Googleplex » de la Silicon Valley, qui organise pour les vacances un casting géant afin de renforcer ses troupes. D’emblée, le programme narratif du film affiche ses intentions – précises, nettes, sans ambages : montrer que ce monde technophile, jeuniste, tout en normes 2.0., peut très bien s’accommoder de la fantaisie beauf et gaillarde de ces deux dinosaures. On entre chez Google comme dans un gigantesque parc d’attractions, où tout principe de réalité est vécu comme une règle du jeu, jusque dans la sélectivité et l’exigence non dissimulée de son concours. Beaucoup de candidats, peu de places : règle cruelle, mais règle de jeu quand même. Comme si l’aspect ludique d’un fait social pouvait l’exonérer de toute sa violence. Dans Les Stagiaires, cet élitisme du think different vire en fait très vite à l’eugénisme social : il s’agit de devenir un « googler » ou n’être rien. Couleur verte pour ce qui est autorisé (descendre d’un étage en toboggan), couleur rouge pour ce qui est interdit (boire un verre avec son patron). Do / Don’t. Google way of life.
De toute sa longueur étirée (120 minutes, dont au moins 30 de trop), Les Stagiaires promeut et relaie. Plusieurs raisons objectives de se faire adopter par la grande famille sont énoncées telles quelles : cours de fitness pour les problèmes de surpoids, bouffe gratuite pour les petits creux, salle de repos pour les coups de fatigue. Vitrine superficielle d’un monde idéal, c’est-à-dire délesté de tous les menus soucis du réel : chez Google, on vit entre soi et les uns sur les autres. À aucun moment, bien sûr, notre regard ne sera arrêté sur les quelques recoins et vérités souterraines permettant à cette entreprise tant de rondeur et de fierté aguicheuse, c’est-à-dire sur quelle réalité repose ce rêve sucré du grand capital. Parce qu’il se baserait uniquement sur des faits réels (les locaux de la firme sont reconduits fidèlement, of course), le film pense avoir tout bon, ne dire que la vérité. Sauf que ses grosses jumelles de gosse le privent de tout contrechamp. C’est le principe du cinéma de propagande : une réalité à une face, strictement téléologique. Les Stagiaires est un récit de prestige vu du côté des vainqueurs. Vainqueurs sympathiques forcément, à l’état d’esprit irréprochable (c’est même pour cette « googliness » qu’on les embauche), mais qui ne laissent pas moins sans un scrupule tous les autres sur la paille. On n’a rien contre la réalité du monde du travail, mais alors qu’on trouve autre chose pour en illustrer les enjeux qu’une grotesque partie de Quidditch : séquence superflue et pourtant centrale, incongrue et pourtant révélatrice, au diapason de laquelle le reste du film se rêve en pure récréation narrative.
Il faut voir comment sans cesse, en feignant l’ironie, Les Stagiaires brosse l’entreprise dans le sens du poil. Même l’humour de son duo d’artificiers courbe l’échine : humour pugnace en apparence, bruyant dans les fait, en définitive complètement inoffensif. Moyen de constater et d’affirmer du reste la totale médiocrité du film, c’est-à-dire son indiscutable conformisme. Jamais rien de terroriste dans l’humour de Vaughn et Wilson, mais une incontinence verbale déclenchée en pure perte, un duetto de balles sauteuses qui n’agresse chaque scène par sa crétinerie que pour mieux laisser l’intelligence du récit avancer dans son dos (la révélation finale du boss vachard sera là pour le rappeler). Pour reprendre les mots du personnage de Vaughn, il s’agit simplement de « prendre le pli ». Nul éléphant labourant un magasin de porcelaine ici, juste deux petits cobayes excentriques derrière une vitre de plus : l’affiche ne vend d’ailleurs rien d’autre que cela. Lâcheté et paresse de ce comique soucieux de ne rien casser, alors que c’est justement lorsqu’un mécanisme est détraqué qu’il dévoile les principes qui déterminent son juste fonctionnement.
Bavard et bon élève, Les Stagiaires s’apparente à ces pubs à sketches qui pullulent sur la toile, où l’idée promotionnelle ne consiste en rien d’autre que de provoquer le rire tout en martelant encore et toujours le nom de la marque. Au fond, que le générique se déroule par l’entremise de toutes les applications estampillées Google montre bien au devant de quoi cherchait à avancer le film : une digestion goguenarde mais soumise dans l’appareillage de son sujet. Cela vaudrait presque comme mise en garde tant on en vient, au sortir de ce cheval de Troie souriant de transparence, à se dire que le fascisme de ce siècle, en bon accord avec son époque, ne saurait peut-être s’accommoder que d’un seul visage : celui du cool.