Les « vieux chats », au sens littéral du titre, on ne les voit pas souvent, mais ils n’en imposent pas moins leur mesure au film des Chiliens Sebastián Silva (La Nana) et Pedro Peirano. Les deux félins du couple de retraités Isidora et Enrique sont un peu les détenteurs de la sérénité du foyer, seules bêtes vivantes dans un appartement de Santiago rempli de reproductions d’animaux, imperturbables tandis que leurs maîtres se tourmentent et se questionnent sur le passé, le présent et l’avenir. Isidora se débat avec sa hanche défaillante et sa tête aux prises avec la maladie d’Alzheimer. Enrique doit veiller sur elle, se charger de l’administration et des contacts nécessaires avec le quotidien et la modernité. Leur journée se présente mal : d’abord, c’est l’ascenseur qui tombe en panne, coupant Isidora du monde extérieur ; puis c’est Rosario, la fille surexcitée de celle-ci (pas d’Enrique), qui choisit de débarquer à l’improviste avec sa réserve de cocaïne et sa petite amie Beatriz re-prénommée Hugo, dans l’espoir de faire déménager le vieux couple et de récupérer l’appartement. L’heure est, comme on le pressent, aux règlements de comptes et à la prise de conscience, de part et d’autre, des blessures et des manquements.
Le temps gagne sur tout le monde
On pourrait butter sur les quelques facilités employées par les auteurs : le personnage de la fille prodigue lesbienne et droguée, qui accumule les singularités pour accentuer le choc des générations ; ou la mise en scène parfois complaisante des égarements pathologiques de la vieille femme, quand sons étranges et ralentis matérialisent ceux-ci comme des balades dans un imaginaire, ou quand des zooms sur-signifient l’agression de l’environnement. Ce serait cependant ignorer que ces quelques trucs de faiseur de drame ne font qu’enrober une réelle justesse de regard sur les personnages. Même les clichés auxquels ceux-ci s’exposent (le couple lesbien farouche, les retraités attachés à leurs habitudes et en difficulté avec l’informatique…) quittent leur statut de vignette publicitaire pour trouver une incarnation tout en nuances, s’inscrivant dans un quotidien crédible. Et puis, qu’ils soient d’une caractérisation surchargée — comme Rosario — ou plus sobre, tous sont traités d’un regard égal, sans hiérarchisation ni distribution de rôles par un quelconque démiurge. Chacun agit en bien ou en mal au gré de ses humeurs et de ses hésitations (ce qui place le film dans un registre comique oscillant entre légèreté et noirceur), et chacun joue à sa façon avec un même adversaire omniprésent : le temps.
C’est la petite singularité de ces Vieux Chats qui s’inscrivent dans le genre du règlement de comptes familial, non pour la teneur de l’attendu déballage de linge sale (comme le veut trop souvent ce genre balisé) mais dans le suspense prégnant ménagé par le délai que met ce groupe à réaliser comme il en est arrivé à l’état déplorable actuel de ses relations. Ce délai, les personnages l’entretiennent par leurs tractations diverses avec le temps : Rosario retarde l’issue (quitte à la fuir lorsqu’elle pourrait venir, ainsi dans la prenante scène de l’escalier) en maintenant l’ambiguïté sur ses intentions (fille aimante et blessée, ingrate et cupide, ou un peu de tout ça ?) ; Isidora hésite, se dérobe, s’en remet à son mari ou prend soudain l’initiative, ses jambes ne la portent pas très bien, sa mémoire a des ratés et elle décide même de tricher avec celle-ci pour accélérer la résolution. Ainsi, travaillant un terrain connu et rebattu, le film de Silva et Peirano dessine, l’air de rien, une petite mais pas anodine dissertation sur le rapport de l’être humain à la vie qu’il laisse couler — ne réalisant que trop tard à quel point, pris au piège des habitudes, il a été victime de l’usure du temps.