Little Big Man s’ouvre et se clôt sur le gros plan d’un visage ruiné par la vieillesse, celui de Jack Crabb (Dustin Hoffman, fraîchement auréolé du succès du Lauréat de Mike Nichols), âgé de 121 ans, seul survivant de la bataille de Little Bighorn où les indiens Cheyenne et Sioux triomphèrent du général George Armstrong Custer. Ce visage-cicatrice, témoignage de la vie extrêmement chaotique du personnage, finit par se superposer à l’image d’un paysage américain où gisent les vestiges d’un conflit entre Blancs et Indiens. La fresque existentielle poignante de ce paumé magnifique sera ainsi le miroir d’une Amérique aux prises avec sa propre violence, tout en permettant le renouvellement pacifiste et contestataire du genre du western. À la suite du Gaucher, de Alice’s Restaurant et de Bonnie and Clyde, ce chef d’œuvre d’Arthur Penn poursuit bien l’œuvre « néo-hollywoodienne » du cinéaste fondée sur le questionnement des valeurs de l’Amérique et le possible surgissement salutaire d’une autre société, ici, en l’occurrence, celle des guerriers Cheyennes.
Sagesse Cheyenne
Narré rétrospectivement par la voix splendidement éraillée du vieux Jack Crabb, Little Big Man est le récit initiatique de l’enfance et la vie d’adulte du personnage jusqu’à la débâcle de Little Bighorn. Le jeune anti-héros, adopté enfant par le chef Cheyenne Peau de Vieille Hutte puis sans cesse ballotté d’un camp à l’autre, découvre alors tour à tour les usages Cheyennes et ceux des WASP. En choisissant le point de vue unique d’un ingénu, le western met à égalité de manière inédite les mœurs des Blancs et celles des Indiens. Adapté du roman picaresque de Thomas Berger Little Big Man, Mémoires d’un visage pâle, le scénario en reprend les détails (plus ou moins véridiques) qui mettent en valeur la liberté et la tolérance du peuple Cheyenne, faisant des « êtres humains » (les Cheyennes se surnomment ainsi) l’équivalent des hippies de Alice’s restaurant. Ainsi un indien « Heemaney », autrement dit un indien homosexuel, vit parfaitement intégré au sein du camp indien. Dans cette société monogame, l’on permet soudainement à un homme d’avoir quatre épouses, parce que des temps particulièrement difficiles l’exigent. À la sagesse et à l’authenticité des mœurs indiennes s’oppose un portrait-charge aux accents voltairiens de l’Amérique « blanche », reposant sur une galerie de personnages à la limite du clownesque. La femme du révérend Pendrake, incarnée par Faye Dunaway dans une de ses plus belles performances d’actrice, est, avec le général Custer, une des deux figures clés incarnant cette Amérique à la fois drôle et déliquescente. Bigote et érotomane, elle représente l’hypocrisie d’une Amérique incapable de respecter ses propres valeurs, notamment dans une scène de bain mémorable où la jeune femme caresse érotiquement le jeune homme sous couvert d’« instruction religieuse ».
Violence et pacifisme
Le général Custer est le pendant masculin bouffon et terrifiant de cette critique de l’Amérique triomphante. L’aura mythique du héros historique de la guerre de Sécession se délite au fur et à mesure des rencontres fortuites avec Jack Crabb pour dévoiler un personnage d’opérette vaniteux et cruel, vêtu de couleurs criardes, parlant de lui à la troisième personne et, surtout, prêt à massacrer poneys, femmes et enfants. La sauvagerie des trois grandes séquences d’assaut contre le peuple Cheyenne forment un tragique écho avec les images de la guerre du Vietnam qui inondaient alors les postes de télévision, en particulier le moment bouleversant de la mort de Sunshine, épouse indienne de Jack. La mise en scène d’Arthur Penn en fait avant tout un spectacle traumatique. La violence surgit plein champ, démultipliée par les nombreux changements d’axes de prise de vue, filmée à coups de panoramiques fulgurants, en alternance avec le visage horrifié de Jack Crabb, témoin impuissant du massacre. Les séquences de dialogue apaisé avec Peau de la Vieille Hutte forment un contraste saisissant face à ces moments de prolifération enragée de la violence. Le calme et la douceur du vieux chef, son beau langage imagé plein de faune et de flore, en font le porte-parole privilégié du discours pacifiste du film, n’hésitant pas à condamner la dimension mortifère de la politique américaine : « Les Blancs pensent que tout est mort. Nous, les êtres humains, pensons au contraire que tout est vivant. »
Fulgurances
La fulgurance du montage de Little Big Man n’est pas seulement au service de la violence des scènes de guerre. C’est l’existence entière de Jack qui, sous l’effet de son récit plein d’ellipses rapides comme l’éclair, est soumise à un mouvement perpétuel de déperdition. Le récit autobiographique du personnage est une série d’épisodes étonnamment brefs et hétérogènes, où les raccords d’une séquence à l’autre projettent Jack dans un rôle et un décor nouveau – fils adoptif de chef indien, de pasteur, charlatan ou encore « Kid Limonade, roi de la gachette ». Ainsi, le temps infime d’un raccord son entre le rire et les larmes d’Olga, la première épouse de Jack, celui-ci passe des balbutiements du bonheur conjugal au malheur de la faillite. Ce que nous fait vivre la fresque tourbillonnante de Little Big Man, c’est ce ressenti tragique d’un temps héraclitéen et dévorateur, ce vertige existentiel où l’on se sent soudainement étranger à son propre passé.