Après le « swinging London » de Blow-Up, Antonioni dirige ses regards et sa caméra vers l’Amérique de la contestation. Nous sommes en 1969, le malaise qui imprègne la société occidentale envahit aussi le cinéma : c’est cette même année que Dennis Hopper est récompensé à Cannes pour son road-movie Easy Rider. Force est d’avouer qu’Antonioni, que Blow-Up vient de consacrer sur la scène internationale, n’aura pas le même succès avec Zabriskie Point. Férocement critiqué à sa sortie aux États-Unis, Zabriskie Point est un film méconnu qui mérite qu’on le regarde plus attentivement. Un film désillusionné, triste et violent, qui s’échappe dans le fantasme pour des scènes d’une poésie visuelle hallucinée et hallucinante.
Le regard d’Antonioni sur l’Amérique
Le film s’ouvre sur une AG étudiante mouvementée, qui permet à Antonioni de planter le décor de manière sûre et efficace : les États-Unis, à la fin des années 1960. Ce qui signifie, pêle-mêle : contestation étudiante, racisme, violence, omniprésence policière (un « État fasciste » dira un étudiant). Faut-il faire la grève, bloquer l’université ? Oui. Comment lutter ? Par les armes ? Oui, s’il le faut. Lénine et Castro seront cités, puis le petit livre rouge du communisme. Car c’est la révolution que préparent les étudiants. Montage sec, rapide, caméra à l’épaule, qui tente de saisir en gros plans les visages ou les mains des intervenants : la séquence est tournée comme un reportage, et conforte le spectateur dans l’idée qu’Antonioni est venu tourner aux États-Unis précisément pour peindre la société américaine, parce qu’il y trouve, comme il l’a déclaré lui-même « l’endroit où l’on peut isoler à l’état pur certaines vérités essentielles sur les contradictions de notre temps ». Toute la première partie du film vient confirmer ce sentiment, et, sur la voie tracée par cette première séquence, le cinéaste excelle dès lors qu’il filme les confrontations qui opposent les étudiants aux forces de l’ordre. Antonioni joue sur les oppositions visuelles, rythmiques et sonores : il alterne à l’intérieur d’une même scène des moments d’action précipitée, filmés sur le mode documentaire de la prise directe, heurtée ou en plan-séquence, à des moments de suspension, dans lesquels le plan fixe et long reprend ses droits, tandis que le vacarme des sirènes, les cris, les bruits de la rue, cèdent la place au silence, déréalisant soudainement l’événement, comme pour en souligner l’absurdité. Comme par stupéfaction devant la gratuité avec laquelle un flic tue un étudiant noir, devant l’apparente normalité de ces déchaînements de violence de la part d’un État paranoïaque, raciste, tyrannique. Ces oppositions de rythme, dans lesquelles s’inscrivent le malaise, la crise, ne sont pas sans faire penser au travail de Gus Van Sant, dans Paranoid Park : le cinéaste y pratique aussi ces instants de pause, de suspension, de lévitation presque, dans lesquels le regard semble s’abstraire un instant de la réalité, la déréaliser. Une forme de sublimation – au sens presque scientifique du terme- qui fait passer la réalité à autre état, onirique. Un arrêt stupéfait du regard, une échappée du réel aussi, qui rend la chute d’autant plus dure…
L’Amérique oppresse, écrase l’individu. C’est le monde du « trop » : gigantisme des panneaux publicitaires, omniprésence policière, surveillance généralisée, technologie envahissante, robotisation de l’homme, capitalisme débridé. La bande sonore se sature par instants du bruit des sirènes, tout comme l’image est envahie d’incarnations de la démesure. Le regard que porte Antonioni sur ce monde est sans nul doute celui d’un étranger que ces contradictions fascinent, heurtent, laissent perplexes. Nul doute que cela corresponde à une réalité, mais Antonioni fait l’erreur de filmer ce monde du « trop » en en faisant « trop » lui-même. Son regard était plus subtile lorsqu’il observait le malaise de Giuliana dans la modernité industrielle de Ravenne (Il Deserto Rosso, 1964) Non pas que ce qu’il filme ici soit mensonger, faux. Les panneaux publicitaires envahissent l’écran comme ils envahissent réellement les rues de Los Angeles. Mais dans le film, ils viennent trop souvent apporter des commentaires visuels ironiques à l’histoire qui se déroule : gigantesques publicités gastronomiques alors que Mark vient de se faire refuser le « crédit » d’un sandwich par un patron de bar, panneau représentant la statue de la liberté alors que le jeune homme risque d’être mis en prison pour un crime qu’il n’a pas commis. Il est vrai que certaines scènes sont traitées avec un humour salvateur, comme la présentation du spot publicitaire réalisé par la compagnie Sunnydunes pour convaincre les Américains d’aller passer leurs vacances dans le désert, en « pionniers » modernes. Une musique joyeuse dans le style « Club Med », des bonshommes en plastique, sourires figés, madame dans sa cuisine, monsieur au golf, une voix enjouée qui vante les avantages du désert. Les États-Unis, ou le monde merveilleux de Ken et de Barbie… Le passage fait rire, et l’on s’amuse de cette manière de signifier la déshumanisation à l’œuvre dans la société occidentale. Mais trop, c’est trop. Nul n’est besoin d’une loupe pour observer la démesure. Dommage, encore une fois, que la première partie du film alterne, ou mêle, tant de subtilité et de justesse dans le regard, et des passages où la démonstration se veut tellement explicite qu’elle en devient simpliste.
La Vallée de la mort, l’échappée fantasmatique
La deuxième partie du film nous fait quitter Los Angeles pour la Vallée de la mort, et l’observation « sociale » fait place à une histoire d’amour (pas entièrement, certes), la réalité laisse place à l’utopie et au rêve (pas totalement non plus). Résumons brièvement comment nous en arrivons là : lors d’une confrontation entre les forces de l’ordre et les étudiants, un policier est tué ; Mark, présent sur les lieux, risque d’être accusé. Il s’échappe, vole un petit avion de tourisme et s’enfuit dans le désert. De toute façon, il avait besoin de « s’envoler ». De l’autre côté, il y a Daria, employée chez Sunnydunes, qui doit rejoindre son patron à une conférence à Phoenix ; elle décide d’y aller en voiture, de passer par le désert, pour « méditer ». Deux êtres qui ont besoin de s’échapper. Le film se déploie alors comme un voyage en dehors de l’espace et du temps. Plus qu’un contrepoint à Los Angeles, au bruit et à la fureur, la Vallée de la mort incarne, paradoxalement, un Ailleurs utopique, un lieu de régénération, l’espace d’une renaissance à la vie et à la nature. Certaines des plus belles scènes du film prennent place dans ces immensités désertiques, magnifiées par l’usage de la Panavision, à commencer par le splendide duo amoureux entre la vieille Buick de Daria et le petit avion de Mark. Rejouant et transformant une scène célèbre de La Mort aux trousses (North by Northwest, Hitchcock, 1959), Antonioni nous offre ici une parade amoureuse entre le ciel et la terre, entre une petite voiture de la couleur du sable et un avion qui se verra transformé peu après, repeint par les deux jeunes gens, en oiseau préhistorique. Après la parade, l’étreinte. C’est à « Zabriskie Point » qu’a lieu la scène la plus célèbre du film, dans ce paysage lunaire au cœur de la Vallée de la mort, là où, il y a des millions d’années, se trouvait un lac aujourd’hui asséché. Alors que Daria et Mark font l’amour, d’autres corps, d’autres couples surgissent autour d’eux, fantasmés par Daria, des corps qui s’enlacent, se livrent à des jeux érotiques libérés, entrent en fusion au son de la musique hallucinée composée par Jerry Garcia pour cette scène, des corps qui se couvrent de sable et semblent se fondre avec la nature pour renaître en elle. La Vallée de la mort devient l’espace d’un retour aux origines (Daria et Mark, Adam et Eve ?), le lieu d’une renaissance. Mais c’est aussi le lieu d’une utopie : significativement, ce n’est qu’en rêve, en fantasme, que se déroule le love-in. Peu après, Mark décide de rendre l’avion à son propriétaire, parce qu’il n’est pas un voleur, et pour prendre le risque, aussi. La police, évidemment, l’attend de pied ferme, et tue sans hésitation l’auteur de ce « détournement d’avion ». Back to reality…
Un film pessimiste
Antonioni avait déclaré dans Cinema Nuovo : « Zabriskie Point représentera pour moi un engagement moral et politique plus évident que celui de mes films précédents. Je veux dire que je ne laisserai pas le spectateur libre de tirer ses conclusions, mais que je chercherai à lui communiquer les miennes. Je crois que le moment est venu de dire ouvertement les choses. » Soit, mais quelles sont ces conclusions ? Difficile de nier que c’est une vision extrêmement pessimiste que le cinéaste porte sur le monde contemporain, occidental tout au moins. Aucun personnage n’est vraiment positif. Le cinéaste observe les étudiants contestataires avec sympathie, tendresse même, mais ne cache pas ses doutes sur leur capacité à changer le monde ; beaucoup de mots, peu d’organisation. Ballister, ce lieu perdu dans le désert où Daria échoue avant sa rencontre avec Mark est une sorte d’hommage à l’Amérique du western, mais les personnages qui le peuplent ne sont pas moins agressifs, inquiétants, que les autres personnages du film. La menace d’un futur inhumain ne rend pas plus mythique le temps des pionniers. Tout semble contaminé. Mark et Daria – incarnés avec succès par deux jeunes acteurs non professionnels, Mark Frechette et Daria Halprin – sont-ils porteurs d’un message positif ? Leur échappée dans le désert est-elle un voyage initiatique ou seulement une parenthèse utopique ? Force est de constater que la révolte individualiste de Mark ne mène qu’à une mort inutile. Son personnage incarnait le malaise, et n’est le lieu d’aucune évolution, d’aucune solution.
En réalité, s’il y a une issue, c’est dans le personnage de Daria qu’il faut la trouver. Jeune femme insouciante, petit animal impulsif, qui préfère le rock à la politique, elle pense que rien n’est vraiment terrible, jusqu’à ce que la mort de Mark la ramène à une réalité plus dure qu’elle ne croyait. Dans la scène finale du film, Daria fantasme sa vengeance contre la société. Nouvelle scène hallucinée et hallucinante, une des plus grandes réussites du cinéma d’Antonioni, dans laquelle le regard de Daria, porté sur la villa moderne où a lieu la réunion organisée par son boss, fait exploser le bâtiment, en vengeance pour la mort de Mark. Nouveau fantasme né de l’imagination de la jeune femme, l’explosion se reproduit, encore et encore, saisie chaque fois sous un angle différent, et toujours plus près, à un rythme qui s’accélère. Puis le regard de Daria devient le regard d’Antonioni, quand le film sort de l’histoire, ou plutôt la prolonge dans une forme d’épilogue apocalyptique, qui voit tous les symboles du consumérisme occidental exploser à leur tour – habits, frigidaires, télévisions, jusqu’aux livres – et être réduits en particules flottant dans les airs, saisies au ralenties, objets d’art sombres ou lumineux, colorés, qui composent un tableau contemporain, une poésie visuelle envoûtante, sur la musique planante des Pink Floyd. Pour Alberto Moravia, ce finale prouvait que « Zabriskie Point [était] une prophétie de type biblique en forme de film », que la destruction thermonucléaire était un feu moraliste venant détruire la Babylone moderne. Ce n’est pas si sûr. Le regard d’Antonioni n’est pas celui d’un moraliste, et son film n’est pas une eschatologie. Le finale de Zabriskie Point annonce moins la destinée fatale d’un monde coupable d’inhumanité qu’il n’est la réalisation par l’art, par l’imagination, d’une libération qui semble impossible dans la réalité. Libération par la destruction, dans ce finale, par l’amour, dans la scène du love-in : Daria incarne ce pouvoir de l’imagination qu’elle avait même vanté explicitement à Mark. Film profondément pessimiste donc, puisque si l’on accepte les conclusions d’Antonioni, rien ne permet d’envisager une évolution positive de la réalité. Et l’imagination, l’art, ne sont pas là pour influer sur le réel, ils sont une sublimation du réel, le seul lieu où la révolte et la libération sont possibles. Mais la dure réalité finit par revenir.
Un film critiqué, à tort et à raison ; un film méconnu, à tort.
Difficile, donc, de juger ce film, souvent critiqué comme bancal (un regard sur l’Amérique ou une histoire d’amour ?), simpliste dans sa représentation de la société américaine, trop pessimiste dans ses conclusions. Il est vrai que l’on ne peut s’empêcher de comparer Zabriskie Point à un autre film tourné la même année, par un autre grand du cinéma italien, le Fellini-Satyricon, car les points de rencontre entre les deux films sont innombrables : et le film d’Antonioni souffre quelque peu du rapprochement. Peut-être parce que parce que Fellini a su prendre le parti, pour évoquer son incompréhension face au monde moderne, de plonger ses personnages et son spectateur dans un monde de science-fiction, une Antiquité imaginaire aux allures parfois futuristes, évitant ce qui fait le plus gros défaut du film d’Antonioni : la représentation un peu caricaturale du monde contemporain ; peut-être parce qu’il a su faire du voyage de ses héros un périple initiatique complexe qui soulève un nombre infini de questions, peut-être parce qu’au terme du film, la solution proposée, la dialectique entre l’art et le réel, est plus riche que la destruction finale proposée par Antonioni. Mais Zabriskie Point est rempli de petits bijoux qui projettent leur lumière sur l’ensemble de l’œuvre, depuis les épisodes de lutte à Los Angeles aux scènes envoûtantes du désert. La bande sonore du film est particulièrement remarquable, depuis les bruits de la rue aux intenses silences, en passant par la bande originale du film (les Pink Floyd, The Grateful Dead, Patti Page, John Fahey, Jerry Garcia etc.) Antonioni réalise ici une œuvre qui, pour n’être pas son plus grand chef d’œuvre (Blow-Up, son film précédent, en est vraiment un), mérite sans conteste que l’on s’y attarde, que l’on s’y plonge sans réserve. Le film sort peu en salles. Cela ne fait aucun doute : il vaut la peine de se précipiter dans les salles obscures si l’occasion se présente.