Dans les années 1950, alors que le western classique connaît son âge d’or, le premier long-métrage d’Arthur Penn (La Poursuite impitoyable, Miracle en Alabama, Bonnie and Clyde) sonne l’aube d’un vent frais sur le cinéma hollywoodien. Revisitant le mythe du jeune hors-la-loi Billy The Kid, assassiné à 21 ans par le shérif Pat Garrett, le cinéaste en fait un anti-héros naïf et immature, symbole de la jeunesse désenchantée qui fera les heures glorieuses d’Elia Kazan, Richard Brooks et Nicholas Ray. Interprété par Paul Newman, fraîchement sorti de l’Actor’s Studio, Billy est le héraut de ces adolescents trop vite entrés dans l’âge adulte et ne trouvant d’exutoire à leur rage de vivre que dans la violence.
Quand Arthur Penn présente le projet du Gaucher, un nom s’impose pour incarner le célèbre voyou de l’Ouest américain : James Dean. L’acteur a à peu près l’âge du héros (ce qui n’est pas le cas de Newman, 33 ans à l’époque) et ses précédents rôles l’ont condamné à interpréter les jeunes rebelles. Mais James Dean meurt tragiquement en 1955, et son rival Paul Newman (qui avait déjà été pressenti pour À l’est d’Eden, finalement attribué à Dean) reprend le rôle. C’est peu de dire que la filiation entre les deux acteurs est évidente : l’air buté, le regard absent, la démarche autiste et l’avarice de paroles dont fait preuve Newman tout au long du film, et notamment dans les superbes premiers plans, font immédiatement penser à l’interprétation de James Dean dans La Fureur de vivre. Il serait pourtant injuste d’accuser Newman de n’être qu’une pâle copie : l’acteur, qui commençait alors tout juste sa carrière et qui connaîtra ensuite une notoriété méritée, compose un Billy étonnant de fraîcheur, et s’empare du rôle avec une rage si convaincante qu’on voit difficilement aujourd’hui qui aurait pu le surpasser.
Le propos de Penn n’est pas de raconter la véritable histoire de Billy The Kid, dont on sait pertinemment que même si elle avait été connue dans les détails, cela ne l’aurait pas forcément rendue plus intéressante cinématographiquement (l’un des principaux traits de Billy – il aurait tenu son pistolet dans la main gauche – est faux historiquement, mais permet dans Le Gaucher d’exprimer sa « différence »). Le western, genre historique par excellence, traduit les remous de la nation américaine, aussi bien à l’époque de l’histoire qu’au moment où le film est tourné. Billy The Kid est donc bien un merveilleux symbole pour la jeunesse désenchantée incarnée dans les années 1950 par Natalie Wood, Marlon Brandon, Warren Beatty dans les légendaires Équipée sauvage, West Side Story, ou Bonnie and Clyde du même Penn. Billy, errant aux identités variées (on lui connaît au moins trois noms et son lieu de naissance est imprécis), n’a connu dans sa courte vie que la violence. Orphelin assassin ayant voulu venger sa mère, il est à la recherche d’une figure d’adulte, qu’il rencontrera d’abord chez son employeur Tunstall, homme prônant la non-violence mais sauvagement assassiné par des représentants de la loi quelques semaines après sa rencontre avec Billy, puis, trop tard, chez son ami Pat Garrett, qui ne pourra pas enrayer la soif de vengeance de Billy et la transformation de l’adolescent en meurtrier instinctif (la fascination de Billy pour les revolvers et sa façon de les tenir montrent bien qu’ils sont devenus comme une part de lui-même, une seconde nature).
Le Gaucher fait rarement allusion au surnom attribué à Billy, « The Kid », et pourtant le fil directeur du film est bien la jeunesse du hors-la-loi. Billy est un gamin aux réactions instinctives et irréfléchies : malgré l’amnistie attribuée par le gouvernement américain aux hors-la-loi, il poursuit sa vengeance, gardant une attitude butée et renfermée, sourd aux conseils des adultes qui l’entourent de son affection (et que Penn filme en retrait, le film étant totalement concentré sur Billy). En pleine crise d’adolescence, il ne réfléchit jamais aux conséquences de ses actes et considère les pistolets comme des jouets. Penn traduit cette immaturité dans de nombreuses scènes burlesques, où Billy détourne des situations a priori sérieuses (la mort de son mentor, l’accrochage avec des soldats nordistes, sa convalescence après avoir été gravement blessé) en comédies dont il est à la fois l’instigateur et le héros principal. Avec ses deux amis aussi jeunes et inconscients que lui, il rêve de faire les quatre cents coups et ne laisse aucun obstacle se dresser devant lui : « I don’t run. I don’t hide. I go where I want. I do what I want » (« Je ne fuis pas. Je ne me cache pas. Je vais où je veux. Je fais ce que je veux. »). Les respirations apportées par ces scènes légères (tel le jeu avec les sacs de farine) sont autant de parti-pris en faveur de ce héros décalé, fragile et – en fin de compte – innocent.
Le Gaucher marque aussi une date importante dans l’histoire du western. À une époque où le Cinémascope et le Technicolor règnent en maître, Penn ose le noir et blanc pour un film intimiste et lent, aux gros plans audacieux, laissant à la caméra le temps de filmer en détail le jeu schizophrène et exalté de Newman, ses mimiques traduisant les angoisses de son personnage. Le film est aussi une réflexion passionnante sur le statut de héros du hors-la-loi : personnage fascinant, Billy ne l’est certainement pas pour ses hauts faits, qui se résument dans le film à quelques meurtres… Billy ne contrôle pas l’amour intense et inconditionnel qu’il provoque dans son entourage, et le perd sans réellement en être responsable. Sa trajectoire est une fuite en avant, terminant sur une tragique incompréhension dans une très belle scène épurée d’effets : Billy, ayant abandonné son revolver, tend la main vers son ami Pat Garrett, comme pour lui demander de le sauver, et celui-ci, croyant qu’il va tirer, l’abat. Le personnage le plus intéressant à cet égard est un homme obscur, aux airs de croque-mort, qui semble toujours se trouver sur le chemin de Billy et fait preuve d’un fétichisme étrange à son égard (accentué par le jeu tourmenté de l’acteur qui l’interprète), n’ayant d’yeux que pour lui jusqu’à la scène finale, où il s’aperçoit que le héros Billy qu’il avait idéalisé n’est en fait qu’un enfant perdu qui a besoin de réconfort. Oui, pour Arthur Penn, Billy The Kid, ce n’était « que » ça.