Eugenio Polgovsky, jeune cinéaste mexicain, a traîné sa caméra dans six provinces mexicaines pour filmer les enfants au travail. Il en tire un documentaire saisissant et obstiné, traduisant dans sa forme, sans commentaire ni pathos, le cercle vicieux où tournent sans fin, génération après génération, les habitants des campagnes les plus pauvres, sortes d’héritiers déshérités.
La caméra de Polgovsky se faufile à ras de terre, entre les touffes d’herbes de la luxuriante campagne mexicaine, le long des sentiers où déambulent de jeunes enfants, au plus près de leurs pas et du nuage de poussière qu’ils soulèvent. On les suit dans ce qui, au départ, apparaît comme de simples activités domestiques, un coup de main donné à la famille – ramasser du bois, emmener paître les chèvres, allumer un feu, récolter des légumes –, voire un jeu – sculpter des figurines. On découvre par la suite que ces activités s’intègrent à de plus vastes structures d’exploitation – carrières, cultures, filatures – où le travail des enfants n’a rien d’exceptionnel et constitue même un rouage déterminant dans l’économie locale. On s’aperçoit surtout, par la forme que le film adopte, que les enfants ne lèvent jamais le nez de ces tâches quotidiennes, qu’il y sont amarrés comme à un état des choses séculaire plus qu’à une nécessité. Leurs corps sont tiraillés entre une agilité presque surnaturelle et le poids des charges qui les plient, trop jeunes et déjà vieillis, déjà mutants, âpres au travail et silencieux, peu chahuteurs. Ce sont, comme le titre le souligne, les « héritiers » d’une condition qui les précède de loin, qui fut celle de leurs pères et certainement, aussi, celle de leurs exploitants.
Quelle est-elle, cette forme ? Elle répond à un principe simple : ne jamais quitter le travail, le poursuivre avec la même obstination qu’ont les jours à se répéter, les conditions à se perpétuer et les tâches à se renouveler. N’en sortir jamais, si ce n’est pour un instant fugace de rêverie, de jeu, si fugace que l’enfant n’a pas même le temps d’apercevoir une alternative à ses tâches autre que leur éternelle reconduction, auxquelles d’ailleurs il retourne aussi sec. Polgovsky, qui a tourné dans six provinces mexicaines, tisse les travaux et les jours par un habile montage parallèle, nourri de rimes visuelles et de renvois sonores, où les enfants semblent se passer, étape après étape, un relais imaginaire dans l’accomplissement de leurs journées. Il refuse, dans ce mouvement, presque toute extériorité aux tâches filmées : pas de repos, pas de vie familiale, pas de congé, pas de sommeil, très peu de présence adulte, si ce n’est une vague instance de contrôle (contremaîtres ou surveillants), très peu de mots échangés et, surtout, pas de commentaire. Le travail, un point c’est tout.
Mine de rien, en s’en tenant à cela, Polgovsky évite pas mal d’écueils. En premier lieu, il ne verse jamais dans l’empathie pleurnicharde avec la supposée souffrance des enfants. Que les enfants soient malheureux ou non, qu’ils versent ou pas une larme le soir venu, là n’est pas le problème. Le problème, c’est qu’ils sont pris dans une boucle où l’émancipation n’a pas la moindre place. Cela, le film le traduit parfaitement. De même, il évite soigneusement de désigner l’adulte comme coupable idéal des plaies faites à l’enfance, salaud de parent qui profite bien de l’exploitation de ses mioches. Car ici, les quelques adultes qui jouxtent, participent ou organisent le travail des enfants ont, en toute vraisemblance, vécu la même chose. Le coupable, si coupable il y a, n’est pas un individu dans le sens physique du terme ; bien moins saisissable, il s’appelle structure, instance, bureaucratie, administration, en un mot : politique. Cela, le film a la sagesse de le taire.
Enfin, le cinéaste, clair avec son sujet, conscient de sa portée, évite tout le brouillard comportemental où nous plongent beaucoup de documentaires, prenant comme personnages des blocs d’opacité impénétrables, êtres taiseux dont nous sommes invités à suivre tous les gestes, sans qu’aucun ne prévale. Polgovsky, lui, a opéré une sélection nette, drastique, des gestes du travail appliqués aux enfants. En cela, il retrouve une forme de cruauté qui n’est pas sans évoquer Terre sans pain, le fameux documentaire de Luis Buñuel.
Alors évidemment, on pourra reprocher au film de ne jamais sortir de son énoncé : « les enfants au travail ». C’est vrai. Mais il faut opposer à cela le saisissement qui nous cueille au détour de bon nombre de plans et que Polgovsky suscite en véritable artificier, dans ces pauses du labeur, ces courts moments de respiration que nous évoquions plus haut. Soudain, l’enfant – une enfant – fixe l’objectif de Polgovsky et soutient longuement notre regard, assise à l’arrière du camion qui ramène les récolteurs de tomates au foyer. De retour des champs, précédés par les cabris qu’ils reconduisent au village, trois enfants jouent sur la route à faire tournoyer leurs t‑shirts colorés. Ces quelques instants prélevés sur le temps de travail en grippent un instant l’implacable mécanique et nous placent directement face à ce qui reste d’enfance chez ces petits bûcheurs : une ténacité aux airs de défi, une plage de jeu éclose sans crier gare. Pour saisir quelque chose de cette enfance-là, il fallait bien la laisser jaillir hors de ce grand piège qui la nie, au fil des jours, auquel elle survit malgré tout.