De très beaux films sont repartis sans aucun prix. C’est cruel, parfois discutable, mais c’est surtout un indicateur probant de la qualité de la sélection internationale. Contrairement à l’an passé, les longs-métrages présentaient une plus grande tenue dans leur durée. Aussi on note davantage d’homogénéité quant à la qualité des regards et des écritures cinématographiques. Si les espaces et les territoires ont fait l’objet d’un questionnement souvent stimulant ; les visages, les corps et l’émergence de la parole étaient bien le centre de gravité de la programmation. Individuellement ou collectivement, ces êtres se trouvent bien souvent en situation de lutte pour se maintenir, tant bien que mal et au prix de contorsions douloureuses, dans leur dignité et leur condition d’Homme.
Les questions de l’héritage et du devenir ont traversé un grand nombre de films de la compétition internationale et du panorama français : l’enfance et ses rites de passages, le rapport entre individus et collectivités, la construction des identités entre reproduction sociale, poids du passé et projection vers un futur incertain.
Devenirs d’enfances
Film de fin d’études tourné en quinze jours, Over Jorden, Under Himlen (Danemark-Égypte) de Simon Lereng Wilmont est un film simple et plein de grâce, marqué par une dureté sous-jacente. Autant de qualités qui lui valent le Prix du court-métrage du jury international. Un jeune acrobate cairote d’environ dix ans rêve d’appartenir au Cirque National Égyptien. Il pratique l’icarianisme, discipline consistant à voltiger sous l’effet des pieds d’un partenaire, ici le massif Kamal, allongé sous lui. L’usage du gros plan fait merveille pour saisir les entraînements, les performances sont déconstruites pour laisser apparaître les détails des contorsions du corps. La tristesse d’un enchaînement mal accompli ou le rictus pudique et contenu d’un contentement s’inscrivent sur le visage angélique. Avec des plans plus larges, la caméra le présente aussi dans son quotidien et son intimité, on ressent une très belle relation de confiance et de complicité entre le filmeur, qui fut lui-même acrobate, et son sujet. Over Jorden, under Himlen est un film limpide sur la conviction des rêves d’enfant, tout en laissant ouverte la question moins légère du devenir adulte de ce corps agile.
Dans Los Herederos, d’Eugenio Polgovsky (mention spéciale du jury international), c’est le Mexique, parcourut de long en large par le cinéaste sans qu’il soit facile de réaliser les distances. Partout un travail de fourmis pour à peine survivre, qu’il s’agisse de glaner, de bricoler, ou d’un travail en bout de chaîne du bâtiment ou d’une exploitation agricole. Travail incessant, et surtout ici travail des enfants. Seuls autres visibles : quelques vieux qui semblent aussi faibles et déterminés, à l’autre bout du cycle. Les adultes sont évacués, un peu trop systématiquement mais peu importe. Los Herederos – littéralement, justement, Les Héritiers – est un puissant réquisitoire plutôt désespéré. Au premier abord on pourrait trouver lassant l’enchaînement des scènes de labeur, sans ajouts, ni dialogues ni conversations ni presque de plans de coupes, mais une façon haletante de rendre le réel, prises de vues très recherchées, très nombreuses pour chaque scène et montage extrêmement court. Passée cette impression de fatigue, le film se développe et prodigue toute sa force. Le propos est noir : clairement les enfants ne récupèrent que les déchets de leurs parents, déchets qu’ils passeront leur enfance à tenter de trier pour en tirer un peu de matière utile. Et le futur, c’est les visages ridés des vieux, vidés de toutes expressions si ce n’est une douleur qui a sculpté leurs traits en un beau masque tragique. Los Herederos est étonnant car sans proposer autre chose que cette longue liste de scènes (on notera ici la caractéristique commune du film-liste avec California Company Town), il parvient à s’installer sur la frontière extrêmement instable de la démarche esthétique et du militantisme. Il réussit à révolter, sans aucun misérabilisme et dans un langage étonnant. Les enfants sont très jeunes, portent plus grand qu’eux et ne cessent de s’activer que pour s’écrouler de sommeil. Exceptés de courts moments où se déploie une insoupçonnable réserve d’énergie, et où le jeu surgit comme une éruption, plus fort que tous les autres impératifs. Eugenio Polgovsky dresse ses images folles avec un montage maîtrisé et en plaquant une musique criarde et entêtante. Parfois, les mouvements du travail se transforment en danse, quelques secondes, avant que tout reprenne l’aspect d’un calvaire devenu normal.
Cette thématique du difficile devenir était également au centre de deux très beaux films de la compétition internationale, deux propositions qui auraient été tout à fait à leur place dans le palmarès. Alle Kinder bis auf eines est admirable par son approche cinématographique riche et variée. Noëlle Pujol et Andreas Bolm composent le portrait impressionniste d’un groupe de gamins hongrois touché par la mort d’un des leurs, Karsci. Avec un matériau disparate (dessins, jeux d’enfants, parole) les réalisateurs explorent les différents moyens d’évocation de cet événement, à un âge, une dizaine d’années, où l’on est forcément mal armé conceptuellement pour y faire face. Parallèlement, un émouvant portrait chinois du disparu se forme. Superbe séquence dans une forêt au bord d’un lac, où la parole émerge, de manière soudaine et captivante. Des mots d’enfants pour dire la mort : à la fois durs, pauvres et forts. Dans Gyumri, Jana Sevcikova filme le deuil impossible et la vie malgré tout, vingt ans après le séisme qui toucha très durement la ville arménienne qui donne son titre au film. Pour un tiers, les victimes, de 25 000 (selon les autorités soviétiques) à 80 000 (estimations indépendantes), sont des enfants. Dans la séquence d’ouverture, la ville, comme gommée, est remplacée par des paysages pastoraux. Suivent des images d’archives à la facture rossellinienne, dignes d’Allemagne année zéro, qui documentent le drame. Puis vient le temps de la parole, des témoignages souvent frontaux ; les yeux des parents sont plongés dans l’objectif de la caméra, ici véritable medium, comme une adresse aux morts. On découvre des cultes secrets, des rituels parfois morbides, des stratégies de communication avec les morts, notamment à partir des objets qui furent en leur possession le jour de la tragédie. Selon une tradition arménienne qui consiste à nommer les enfants du nom d’un mort, beaucoup des nouveaux-nés l’ont été de celui des victimes. Ces dernières se perpétuent dans le corps d’un autre, l’un des frères dit ne former qu’une seule et même âme avec son prédécesseur. Le filmage est des plus soignés, notamment lorsque Jana Sevcikova déambule dans un logis vide, comme si un fantôme allait surgir. Aussi les panoramiques, travellings et même quelques plans à la grue témoignent des cicatrices et des plaies de Gyumri. On apprend que de nombreux habitants estiment qu’il ne s’agissait pas d’un tremblement de terre et reporte la faute sur l’URSS. Quoi qu’il en soit, on rejoint une construction mythique au sein de laquelle ces enfants sont des figures de sacrifiés.
Le panorama français ne fut pas en reste en matière d’enfance, notamment avec Ecchymoses de Fleur Albert. Si le film ne manque pas de charme, on reste sur un sentiment mitigé et l’on peut s’étonner du Prix Louis Marcorelles décerné par Culturesfrance. Des adolescents défilent devant une infirmière scolaire débordante d’humanité, une galerie des tourments adolescents est dressée ; il s’agit du lieu des bobos et le réceptacle de maux plus profonds, ceux de l’âme. On s’émeut et on sourit, mais la narration manque de respiration et de surprise une fois le film installé. Un geste cinématographique plus affirmé, en terme de point de vue et de traitement de l’espace, aurait sans doute donné plus de force à Ecchymoses. Si l’on excepte quelques scènes un peu faibles, La Cité des Roms de Frédéric Castaignède présentait sans doute plus d’ampleur et d’intérêt, notamment autour du travail de déségrégation scolaire mené par une ONG Rom dans la ville bulgare de Sliven. Ici, comme dans beaucoup de contrées d’Europe Centrale et Orientale, les frontières sont nombreuses. Et celles qui s’avèrent invisibles ne sont pas les moindres : rejet contre méfiance, culture du préjugé et alimentation de celui-ci par les victimes de la ségrégation.
Les temps des identités
The Revolution That Wasn’t d’Aliona Polunina (Prix du RED-VECTRACOM et Prix des Bibliothèques) aurait pu n’être qu’un documentaire sur le Parti National Bolchevique (PNB). En usant d’une narration éclatée, dans le temps et par la multitude de personnages, et une mise en scène minutieuse et malicieuse (même un peu farceuse parfois), la réalisatrice transcende son sujet et brosse un portrait vibrant et troublant de l’identité russe, entre son présent plombé et ses obsessions passéistes. Les PNB est un alliage rouge-brun que reflète sa bannière semblable à celle des nazis, la faucille et le marteau noirs remplaçant la croix gammée. On braille son amour pour la révolution et la mère patrie, pour laquelle on hurle : « oui à la mort !» Le geste de ralliement est au croisement du bras tendu et du poing levé. Se joue entre ces protagonistes une multitude de drames russes qui renvoient à la littérature du XIXe siècle, à Dostoïevski avant tout. Un fils s’éloigne de son père, ce dernier se réfugie dans la religion. Se fomente une révolution d’opérette menée à la fois avec conviction et légèreté par des êtres malmenés par l’ordre poutinien. Il s’agit d’un film fort dans ce qu’il montre d’une Russie engluée dans ses permanences et ses obsessions, ses difficultés voire son incapacité à s’inventer un présent. La violence des rapports politiques et sociaux est au cœur de The Revolution That Wasn’t, « la Russie en a besoin », prophétise le pope ultranationaliste nostalgique de la poigne stalinienne. Cet affreux religieux est devenu le directeur de conscience du père égaré, le corps de ce dernier personnifie l’étonnante passion d’être russe, réalité qui s’apparente aussi à un drame poignant.
Quel est le point commun entre Wall‑E et une île du lac Ladoga ? Ses deux habitants, derniers souvenirs des 1500 qui peuplèrent l’île lorsqu’elle passa de la Finlande à la Russie en 1944. À moins que le vrai robot soit ici les animaux domestiques, chiens et cheval qui semblent partis pour survivre à leurs vieux maîtres. Victor Asliuk révèle une passionnante illustration de la fin d’un monde avec Robinsons of Mantsinsaari (Prix international de la Scam). Alors que les deux vieux qui restent sur l’île (un Finnois et un Biélorusse) pourraient raconter, Asliuk prend le parti ambitieux de révéler les traces par les habitudes, la manière de vivre dans ce musée à ciel ouvert où achèvent d’être absorbés maisons, pylônes électriques et vieilles photographies. La nature y est splendide, tout comme l’image qui esquisse des tableaux sonores. Si la grande attention à ce lieu et aux animaux (seules sources d’échanges entre les deux hommes qui ne se parlent plus) est belle et distrayante, le film trouve ses limites en taisant la richesse de son sujet dans le quotidien répétitif des deux hommes.
Difficile de dresser un portrait collectif à hauteur d’hommes. Les réussites furent pourtant nombreuses cette année. En plus de The Revolution That Wasn’t déjà évoqué, A People in the Shadows de Bani Khoshnoudi et La Chine est encore loin de Malek Bensmaïl se distinguent également par leur habileté. L’absence de ce dernier au palmarès peut surprendre tant il s’en dégage une maîtrise et une poésie stimulantes. Nombreux furent les festivaliers séduits par ce film. La Chine est encore loin en effet, puisqu’il est question de l’Algérie, de son présent, des blessures de son passé et de la projection vers son futur. Le titre fait référence à un haddith de Mahomet, celui-ci y exhorte ceux qui veulent savoir à ne pas hésiter à partir, jusqu’en Chine si besoin. Avant un dernier plan allégorique et pessimiste, la question du départ et de l’exil est sous-jacente, elle constitue le sous-texte permanent de ce film basé sur les questions du devenir et de la difficile transmission du savoir et de la mémoire. Le cinéaste filme l’obsession algérienne de la construction d’une identité nationale, pour cela la mémoire de la révolution est déclinée sous de nombreuses formes : les données collectives (commémorations, enseignement…), familiales et individuelles (ce sont souvent des petits-enfants de combattants) sont convoquées. Le cinéaste renvoie à une réalité algérienne extraordinairement complexe, notamment d’un point de vue culturel : les traces de l’acculturation française, le fait d’être arabo-musulman et l’identité berbère (la langue amzighe) dans les Aurès. Le centre de gravité géographique de La Chine est encore loin est double. Le premier est la petite ville de Gharissa, située donc dans les Aurès. Cette dernière est chargée d’histoire pour avoir été le berceau de la révolution, notamment avec le meurtre de Monnerot, l’instituteur qui y enseignait, en 1954. Le second est une classe de jeune gens qui voient l’adolescence se profiler. Un père qui rêve de se marier à une Française, la femme de ménage de l’école et un marginal entrent aussi dans l’espace du film. On apprécie la capacité de Malek Bensmaïl à transcrire la beauté des paysages de cette région reculée ; les couleurs chaudes, les ocres, les jaunes, puis l’azur immaculé du ciel. Le talent de captation des visages, l’usage du gros plan est très fréquent, renvoie à cette beauté rude d’une jeunesse touchée par une dynamique centrifuge qui ressemble à une fatalité dans un pays guetté par le désœuvrement.
Diffamation prend à revers l’héritage de l’histoire des Israéliens. Dans une société qui voue un culte au passé et aux commémorations, Yoav Shamir s’invite à l’Anti Defamation League (ADL) pour réaliser un film sur ce qu’est aujourd’hui l’antisémitisme. Il s’avère vite que tout n’est pas si simple et que l’omniprésence du passé – entendons particulièrement ici la Shoah – produit des effets collatéraux, une certaine paranoïa qui se retourne contre les Israéliens. À travers ses rencontres et un voyage avec des adolescents en Pologne organisé par le gouvernement israélien, Shamir se fait l’écho de ceux pour qui ce passé est devenu une exploitation. Tout au long de leur voyage, les jeunes subissent un véritable lavage de cerveau, et en ressortent persuadés qu’ils sont une cible potentielle pour la plupart des pays du monde. Le film est édifiant car il fait un point sur un pays et la gestion de son histoire, même si Shamir ne laisse pas aux membres de l’ADL l’opportunité de se défendre. Mais le réalisateur n’est pas là pour attaquer et il clôt son film sur un message de paix. C’est donc l’intérêt de Diffamation, ce culot d’inverser une machine et rappeler au passage que ruminer le passé permet aussi d’évacuer le présent. On regrettera pourtant un traitement formel télévisuel, sans recherche d’autre adéquation du langage cinématographique qu’une efficacité similaire à son discours.
Dans Obama’s Song, on traverse un autre lieu, urbain, cette fois bouillant de vies, qui porte aussi son héritage. Harlem, un certain soir : le 4 novembre 2008. C’est la victoire d’Obama, une nuit de liesse et d’émotion dans un quartier où être noir ne se vit pas qu’au présent. Dans une déambulation de 17 minutes, au fil des rues, des groupes croisés, de la musique, Dominique Dubosc capte cette joie plus que communicative. Si ce film non primé ressemble à s’y méprendre aux images « au cœur de l’action » que les journaux télévisés aiment à montrer brièvement, sa durée lui confère un statut particulier, comme si un envoyé spécial avait laissé tourner sa caméra en cachette pour archiver la concrétisation d’un rêve. L’immense enthousiasme est communicatif, mais son importance fait redouter l’échec. Les visages ne portent pas seulement l’espoir d’un pays, mais des attentes séculaires et bien au-delà des frontières. La déception serait terrible.