Du 1er au 10 juillet avait lieu la 39ème édition du Festival International du Film de La Rochelle. Chaque année, la ville portuaire aime à présenter dans un même geste ressorties, films inédits et avant-premières sans les soumettre à une thématique quelconque. Autant dire que c’est toute l’histoire du cinéma qui est ici brassée et que le festivalier peut parfois se perdre dans ce paysage cinématographique sans limite géographique ni temporelle. C’est en même temps l’occasion d’expériences cinéphiliques extrêmes qu’on a peu l’opportunité de faire sur grand écran : sortir de Lawrence d’Arabie pour enchaîner avec le premier film de Denis Côté, puis un film norvégien inconnu de 1959 et enfin des courts-métrages de Buster Keaton. Voilà à quoi peut ressembler la journée d’un festivalier à La Rochelle. Bien sûr, submergé par cette impressionnante vague filmique, le critique doit faire un choix et se raccrocher à une bouée thématique afin d’y voir plus clair. À la question : quels films m’aident à mieux voir ? Certaines œuvres, îlots pointant le bout de leur nez hors de l’eau, sont venues d’elles-mêmes apporter quelques éléments de réponse.
Cette année, La Rochelle rendait hommage à Denis Côté dont les cinq longs-métrages étaient programmés. De festival en festival, le Québécois s’est construit une véritable aura cinéphilique et son cinéma fait parler de lui sans qu’on ait pour autant l’occasion de le découvrir. Cinéaste de festival, comme il semble le déplorer, ses films n’ont jusqu’à présent connu aucune sortie en France ; tort qui se verra bientôt réparé avec la distribution prochaine de son dernier film Curling, ce qui donnera, on l’espère, des idées aux distributeurs quant à ses précédents films (bien meilleurs). Parce qu’il est introduit par un regard, Les États nordiques (premier long-métrage du cinéaste) aurait pu ouvrir le Festival. Hommes et femmes observent un mystérieux hors champ pendant près de deux minutes avant que l’objet de ce regard ne nous soit révélé. Quelle plus belle manière d’inaugurer une carrière de cinéaste ? Malgré lui, Denis Côté posait avec ce regard les fondations esthétiques et éthiques de sa filmographie à venir car comme il tient à la répéter, le cinéaste ne filme pas des sujets et ne veut rien nous dire mais plutôt nous montrer des choses.
Le regard du cinéaste – essentiel pour que le cinéma ait lieu et dont Denis Côté peut se targuer – a parfois fait défaut à Bertrand Bonello, auquel le Festival rendait également hommage. La totalité de ses longs-métrages (dont le candidat cannois) ainsi qu’une sélection de courts et moyens-métrages étaient présentées. Il peut paraître inutile de revenir sur les anciens films du cinéaste, visibles par tous et suffisamment commentés, mais au milieu de ce raz-de-marée cinématographique dans lequel il est question de chercher à voir et de ne pas se laisser aveugler par la quantité, notons simplement que la présence d’un film comme De la guerre – film aveugle par excellence – apparaît étrangement ironique, voire cynique. Après avoir côtoyé un groupe de jeunes gens prodigieusement tristes dans l’espoir de conquérir le plaisir, Mathieu Amalric (alias Bertrand), assis sur un banc, semble content de lui. Il ne voit pas que rien n’a changé, qu’il est toujours aussi malheureux et Bonello ne le voit pas ne pas voir – constatation tragique. Parce que le cinéma peut se passer d’une opinion, mais il ne peut se passer d’un regard.
Un festival est sans doute le meilleur moment pour s’interroger à ce sujet. Quels films nous sortent de la cécité cinématographique ambiante ? Le nouveau documentaire mexicain, mis à l’honneur par cette 39ème édition du Festival de La Rochelle, tentait un regard nouveau sur le Mexique. Si l’on reconnaît l’audace d’aller contre une certaine idée du pays – l’exotisme – on peine néanmoins à voir ce que les réalisateurs de ces films (tous inédits en salles) veulent nous proposer à la place. On a pu apprécier des documentaires comme Del Olvido al No Me Acuerdo (Juan Carlos Rulfo), Vulve a la Vida (Carlos Hagerman) ou Las Aguilas Humanas (Arturo Pérez Torrez), œuvres sans conteste très jouissives mais dont l’identité reste incertaine. Un film, cependant, est parvenu à élever sa voix au-dessus du lot et à s’imposer : Los Herederos – Les Enfants héritiers d’Eugenio Polgovsky (sortie française le 21 septembre 2011). Sans commentaire off, le second long-métrage du cinéaste mexicain est un regard sur les enfants au travail dans le Mexique rural. Les héritiers dont il est question sont ceux d’une somme de gestes transmise par leurs aînés et reproduite quotidiennement avec l’habileté qu’il se doit. Un silence monacal accompagne ce travail à bras-le-corps que la caméra d’Eugenio Polgovsky capte sans lui assigner aucun point de vue. Ni dénonciation, ni apitoiement ne viennent parasiter le simple regard proposé par le film. Comme prôné par Denis Côté, Los Herederos ne nous dit rien, ne porte aucun discours et se contente de nous montrer des choses : des petits corps effectuer des tâches ardues. Le film n’est que cela. Un enfant coupe du bois avec une précision déconcertante, un autre porte des bouteilles d’eau plus grandes que lui. Il apparaît que sachant à peine marcher, les héritiers de ces campagnes mexicaines prennent immédiatement la suite du labeur supporté par la famille. Ce que le film propose finalement, c’est un retour au regard comme acte minimal, dénué de tout jugement et de toute appréciation. Quelque chose comme la construction d’une morale cinématographique.
Si l’on ne devait retenir que deux films de cette 39ème édition, Los Herederos – Les Enfants héritiers serait l’un d’eux. L’autre serait Bye Bye Africa du Tchadien Mahamat-Saleh Haroun (montré à l’occasion d’un hommage rendu au cinéaste), parce qu’il est, comme son cousin mexicain, un film profondément moral. Dans son propre rôle, Haroun s’interroge sur les conséquences du regard qu’il pose sur l’Afrique, sur sa responsabilité de cinéaste et finit par évoquer la possibilité d’une conscience cinématographique. Par la force des choses (le décès de sa mère), le cinéaste exilé en France est poussé à retourner sans son pays d’origine et profite de cette occasion pour entreprendre les repérages du tournage de son prochain film et interroger la situation du cinéma en Afrique. Une mise à plat de sa situation de cinéaste s’impose alors : tournant au Tchad avec des acteurs tchadiens, le réalisateur repart ensuite en France terminer la fabrication de films qui ne seront jamais vus dans le pays où ils ont été tournés. Constat amer, auquel s’ajoutent les dommages collatéraux de la prise d’images. Si celle-ci est banalisée en Europe, elle porte pour les Tchadiens des enjeux dont Haroun prend progressivement conscience. Le cinéaste, qui a dans un premier temps sous-estimé les puissances de l’image, reçoit cette réalité en pleine figure, comme les ricochets d’une action qu’il croyait sans conséquences. D’abord de la part d’une actrice, abandonnée par sa famille après avoir interprété le rôle d’une jeune femme atteinte du Sida dans un précédent film du réalisateur, ses proches la croyant réellement malade. Puis d’un passant, accidentellement capté par la caméra d’Haroun, qui l’agresse violemment et l’accuse de lui avoir volé son image. Si le regard peut voler ou détruire une vie, Bye Bye Africa est la prise de conscience d’un cinéaste de ces dangers et de la responsabilité qui en découle. Le film, qui s’achève sur une note d’espoir, aurait pu clore le Festival. Avant de prendre l’avion pour rejoindre la France, Haroun offre sa caméra à un enfant et fait de son film une œuvre, non seulement sur la filiation, mais plus précisément sur l’héritage d’une certaine vocation cinématographique. Par cette recommandation : « Fais attention à ce que tu vas filmer », il rend possible la transmission d’une conscience cinématographique.