Troisième film noir de Claude Sautet, réalisé après deux premières tentatives passées totalement inaperçues (Classe tous risques et L’Arme à gauche), Max et les ferrailleurs fait le récit d’une manipulation tentaculaire orchestrée par l’inspecteur Max (Michel Piccoli), ancien procureur obsédé par l’idée de « trouver des coupables », au point d’en fabriquer artificiellement. À l’issue d’une rencontre avec Abel (Bernard Fresson), ami de régiment devenu chef d’un groupe de malfrats, les « ferrailleurs », le policier incognito lui propose de monter un casse miteux dans le seul but de capturer sa bande de brigands la main dans le sac. Afin de convaincre Abel, il fait appel à sa compagne, Lily (Romy Schneider), prostituée qu’il dirige en catimini, le long d’échanges troubles où l’amour s’immisce peu à peu. De tous ses films, Max et les ferrailleurs avait la préférence de Sautet. Raison en est, peut-être, la synthèse inédite qu’il opère entre son attachement, déjà sensible dans ses films précédents, pour la solitude masculine, et un goût du collectif dont son ami François Truffaut disait qu’il traduisait le legs du cinéma de Jacques Becker. À l’intérieur de son récit complexe, librement adapté d’un roman de Claude Néron (également co-scénariste), Sautet ménage en effet plusieurs parenthèses afin de filmer, pour la première fois de sa carrière, ces fameuses « scènes de groupes », appelées à devenir une marque de fabrique, dont il se débarrassera seulement dans la deuxième moitié des années 1980. Trahissant les tâtonnements d’un cinéaste encore novice dans l’exercice, ces séquences s’avèrent inégales : si Sautet fait parfois le choix d’une rigidité un peu incongrue (cf. les longs plans fixes où le terrain vague des ferrailleurs prend presque des airs de symposium), surnage le sentiment d’une certaine indolence que ses films suivants (César et Rosalie, Vincent, François, Paul… et les autres, Une histoire simple) accentueront encore davantage. Dans ses meilleurs moments, la mise en scène révèle une approche pourtant plus géométrique de l’espace : il en va par exemple de l’image de la « colonne » autour de laquelle le groupe des ferrailleurs forme un cercle – qu’il s’agisse d’un brasero au milieu du terrain vague où ils officient ou d’un empilement de verres et de bouteilles en équilibre sur la tête d’Abel. Chaque fois, le groupe se présente comme un tout organique dont la caméra va patiemment filmer la cohésion et les mouvements internes, comme s’il s’agissait la transposition moderne et banlieusarde des communautés de fortune qui peuplent les westerns américains admirés par le réalisateur.
Portrait de l’artiste en inspecteur
Le cinéma de Sautet a ceci de paradoxal qu’en dépit de sa réputation, celle de « films de copains » volontiers chaleureux, le metteur en scène s’épanouit bien davantage la peinture distanciée de l’isolement dépressif, appelé à devenir le sujet principal de son cinéma au tournant des années 1990. Le personnage de Max radicalise la dimension mentale de sa mise en scène, déjà présente dans Les Choses de la vie (film pour moitié composé de souvenirs et de fantasmes). Au diapason du point de vue psychotique du policier, l’espace fait preuve d’une stylisation inattendue dans l’univers sautetien, d’ordinaire animé par un souci permanent de réalisme social. Le travail du décorateur Pierre Guffroy s’avère ici particulièrement riche en micro-détails, révélateurs de la psychologie tourmentée du flic. Un exemple : lors de sa première entrevue avec Abel, Max discute avec lui tandis qu’apparaît en arrière-plan une carte du métro parisien, reliant leur deux visages à la manière d’une toile d’araignée dessinée par l’inspecteur. L’horizon bouché de son obsession sécuritaire trouve son pendant dans une pulsion d’ordre qui déforme le réel, ce que soulignent les nombreux surcadrages (miroirs, fenêtres) emprisonnant l’image de Max dans une apparence de maîtrise géométrique. Dans sa manière d’épouser le regard malade de son anti-héros, le film se rapproche davantage des polars paranoïaques américains ou des poliziotteschi italiens de la même période que de l’héritage d’un Melville, auquel l’accoutrement de l’inspecteur (chapeau trilby et costume trois pièce) fait initialement penser. Toute la trajectoire du personnage pourrait ainsi se résumer à un progressif décollement de la réalité, peu à peu effacée au profit d’une vision manichéenne dans laquelle la vie humaine n’a aucun prix : en atteste le crime final perpétré par le policier, coup de folie inexplicable où l’assassinat est vu uniquement par l’entremise d’un miroir situé dans le dos de Max, comme s’il ne s’agissait que d’une projection psychique supplémentaire.

La fascination exercée par le parcours de Max tient également à l’osmose parfaite entre le personnage et Michel Piccoli (trouvant ici l’un de ses plus beaux rôles). L’acteur y accentue encore davantage la froideur et l’antipathie qui affleuraient déjà sous les tics nerveux du Pierre Bérard des Choses de la vie. Le long de ses cinq collaborations avec Sautet (dont on retranchera seulement le caméo vocal à la fin de César et Rosalie), Piccoli n’aura fait que rejouer les variations d’un même rôle taillé sur mesure, où sa droiture inquiétante et ses colères terribles (déjà sensibles chez Buñuel et Ferreri) servent de matière première à l’écriture. La récurrence des acteurs chez Sautet (d’Yves Montand à Daniel Auteuil, en passant par Romy Schneider et Emmanuelle Béart) s’avère ainsi moins la preuve d’un véritable esprit de troupe que celle d’une attention accrue à la persona des interprètes, censée nourrir chaque protagonistes de résonances indépendantes à sa trajectoire scénaristique. Pierre angulaire du cinéma de Sautet, la direction d’acteur constitue d’ailleurs le sous-texte principal de la relation entre Max et Lily, dans laquelle peut se lire aisément un autoportrait de celle entretenue par Sautet et sa muse, Romy Schneider. Les murs de la garçonnière de Max, tapissés de photographies de la prostituée, s’apparentent ainsi à ceux d’une salle de montage géante dans laquelle prendre possession de l’autre suppose de le fixer sur une image, photographique et filmique. Dirigiste avec ses comédiens au point d’en devenir étouffant, Sautet semble dialectiser les écueils de sa propre méthode lorsqu’il fait de Max, manipulateur tirant initialement les ficelles, le dupe de son propre jeu. Ne reste alors que l’amertume d’avoir manqué l’opportunité d’aimer et d’être aimé en retour, thème central de toute l’œuvre à venir, que résume un dernier échange de regards, à travers la vitre mouillée de pluie d’une voiture en route vers l’échafaud.