Chaque semaine depuis la fermeture des salles de cinéma, nos rédacteurs profitent de rediffusions télévisées pour évoquer quelques films marquants.
Les Choses de la vie de Claude Sautet
Disponible en replay sur Ciné +.
Les Choses de la vie porte le poids de sa scène d’anthologie comme une malédiction. Depuis que John Woo en a chanté les louanges, le célèbre accident de voiture de Pierre Bérard (Michel Piccoli), au deuxième tiers du récit, est devenu le maître-étalon de ce type de séquence, quitte à effacer le souvenir laissé par le reste du film : après ce carambolage dévastateur et virtuose, plus de dilemmes sentimentaux entre femme et maîtresse, plus de portrait d’homme en proie au doute ; à peine reste-t-il quelques images de Romy Schneider tapant à la machine et la belle mélodie de Philippe Sarde. C’est pourtant moins une scène (littéralement) « d’exception » – dont le brio jurerait avec le reste de l’histoire au point de l’éclipser – que la clef de voûte du film, puisque l’accident sert également d’ouverture et rythme les quarante premières minutes du récit. Il y a certes là une astuce de scénariste visant à donner aux doutes d’un quinquagénaire pompidolien les allures d’une tragédie, mais pas seulement : l’accident dynamise le film. Car, au fond, Les Choses de la vie ne raconte rien moins que 24 heures dans la vie d’un homme en mouvement perpétuel et chez qui la vitesse aboutit à la catastrophe. En effet, pour Pierre Bérard, marcher, conduire, c’est la même affaire : faire défiler les images du monde à toute vitesse, qu’elles soient tournées en décors réels ou projetées en transparence. Captés de loin et à la longue focale, ses échanges avec son collègue François, son épouse Catherine ou sa maîtresse Hélène se déroulent ainsi dans un espace rendu abstrait par le flou cinétique, où les chantiers finissent par se confondre avec l’autoroute. Les rares stations dans le parcours de Pierre ne sont encore que des occasions de réorienter la dynamique : constamment en train de fumer, c’est-à-dire de faire passer sa cigarette de son paquet à ses lèvres avant de l’écraser, il allume, le temps d’une halte, un circuit électronique construit par son fils, au bout duquel deux billes blanches se mettent soudain à s’entrechoquer. Le choc, l’écrasement, le feu : autant d’effets d’annonce de l’accident à venir, uniquement masqué par la discrétion du style de Sautet, tout au service de son portrait psychologique. La majeure partie du récit consiste en effet en va-et-vient entre la réalité et les songes du personnages. Pour en rendre compte, Sautet fait preuve d’une invention formelle parfois passionnante, notamment lorsque Pierre se remémore son chien défunt : le souvenir apparaît à la faveur d’un déplacement progressif du point – comme si la conscience du personnage avançait peu à peu jusqu’à atteindre enfin la zone de souvenir. D’où aussi la forme que prennent les derniers fantasmes du moribond, s’imaginant à bicyclette avec Hélène ou en bateau à La Rochelle avec Catherine : survivre, c’est encore pour Pierre s’embarquer dans un même mouvement avec celles qu’il aime à parts égales – et mourir, voir au contraire un voilier s’éloigner, sans lui, et sentir son corps s’enfoncer au ralenti, dans l’infini de l’océan.
Thomas Grignon
La Légende de Beowulf de Robert Zemeckis
Disponible en replay sur Amazon Prime.
C’est un film un peu fou, dont le spectacle volontairement hideux questionne avec brio le rapport d’attraction-répulsion que peuvent susciter les mutants du cinéma numérique. Adaptation d’un poème anglo-saxon rédigé à l’époque médiévale, La Légende de Beowulf suit les aventures d’un viking convoqué par le Roi du Danemark afin de terrasser une série de créatures fantastiques. En vue de raconter comment son mythique guerrier va peu à peu prendre la mesure de sa propre monstruosité, le film fait de la performance capture un costume exubérant permettant d’envisager le corps, qu’il soit humain ou non, comme une enveloppe charnelle venue d’ailleurs. Toute entrée en scène s’opère ainsi sur le mode de l’apparition, les figures émergeant des profondeurs de l’espace ou du hors-champ : tandis que le corps de Beowulf (Ray Winstone) se dévoile à la fin d’un travelling avant, lorsque que la foudre s’abat sur la mer déchaînée et éclaire son visage anguleux, celui de la mère de Grendel (Angelina Jolie) émerge d’un lac au fond d’une grotte pour révéler ses formes voluptueuses. Quant au monstre Grendel (Crispin Glover), il surgit depuis le hors-champ après l’ouverture d’une porte sur le calme de l’extérieur, à la faveur d’un jump scare si soudain et brutal que la Reine Wealhtheow (Robin Wright) en vient à suivre le reste de la scène à travers un peephole, d’où elle peut voir sans être vue. Dans leur indécente obscénité, les figures numériques semblent en effet rappeler le spectateur à ses penchants voyeuristes, à son désir d’ausculter la monstruosité à la manière d’un amateur de freak shows. Difficile dès lors de ne pas mentionner la tendance exhibitionniste de Beowulf, qui n’a de cesse d’imposer sa nudité à autrui mais dont le sexe reste pourtant caché, à l’abri derrière une bougie, le manche d’une épée ou le bras d’un de ses camarades (des objets aux dimensions évidemment phalliques, qui se substituent à ses attributs tout en soulignant leur absence). De la même façon, les détails génitaux de la mère de Grendel sont soigneusement recouverts d’une couche de fluide doré, tandis que les parties génitales du fils monstrueux de Beowulf, terrassé à la fin du film, restent maintenues hors-champ. C’est qu’en dépit du caractère spectaculaire de leur apparition, les figures numériques ne sauraient pleinement s’accomplir sans faire face à leurs insuffisances. Capables de moult prouesses, elles semblent hantées par le manque, condamnées à éprouver ce qui précisément leur fait défaut : une intériorité, un sexe, autrement dit la chair de leur apparente humanité.
Corentin Lê
Les Chansons d’amour de Christophe Honoré
Disponible en replay sur Arte TV.
Des rues parisiennes, la place de la Bastille, une foule emmitouflée pour l’hiver, quelques regards-caméra, un homme charge des cartons dans son camion : accompagnés de mesures mélancoliques, ces plans d’introduction d’un Paris filmé de manière quasi-documentaire plantent le décor des Chansons d’amour. Brève illusion : une femme, Julie (Ludivine Sagnier), fend la foule et se dirige vers un cinéma. Par l’enchaînement de ces deux séquences, Honoré déjoue une première fois les attentes : au Paris réaliste se substitue le Paris habité par la fiction. Devant le cinéma, Julie appelle son compagnon, Ismaël (Louis Garrel), qui ne peut la rejoindre, retenu au travail. À ses côtés, sa collègue dont il tait la présence. Le choix du montage alterné semble nous donner une information qui échapperait à Julie : deuxième fausse piste tracée par Honoré, qui nous mènera ensuite dans le quotidien de ce trouple aux sentiments confus et aux corps emmêlés. Tromperies qui n’en sont pas, Paris aux murs mélancoliques rendus heureux par les chansons que chantent les personnages et amours grivoises transformées en apprentissage du deuil : Les chansons d’amour n’a de cesse de se trouver là où on ne l’attend pas.
De ces séquences assemblées telles des poupées russes émerge brusquement la mort, obsession du cinéma d’Honoré. Elle scinde le film en deux morceaux distincts, dont la jonction est opérée par une chanson sur un départ de Paris, interprétée par Alex Baupain. Coup de massue pour Ismaël, condamné à errer dans les rues de Paris en se chantant pour lui-même Delta Charlie Delta (DCD, décédée, en phonie). À la première partie caractérisée par un rythme nonchalant, succède une seconde à la temporalité distordue : comme le chaos qu’entraîne le deuil, les scènes suivant la mort se déroulent dans une temporalité difficile à situer, ce que souligne le recours à des photogrammes en noir et blanc. La seconde partie se dilue ensuite dans un nouveau rythme, plus lent, prétexte à explorer la façon dont l’absence étend ses ramifications dans un Paris cette fois-ci désolé. Ces lieux hantés sont cependant remplacés petit à petit par de nouveaux et Paris, gardienne de la mémoire blessée d’Ismaël, se métamorphose dans une ultime pirouette en personnage qui lui permettra de surmonter enfin le deuil. En sortant par la fenêtre d’un appartement, Ismaël investit de son corps la façade d’un immeuble parisien. Déplaçant le jeu de séduction avec Erwann sur cette façade, mur à la fois vierge et connu, il parvient ainsi à s’offrir à un nouvel amour. Film-somme des grandes thématiques qui peuplent l’œuvre d’Honoré, Les chansons d’amour semble être avant tout une déclaration d’amour à ces villes invisibles, celles créées par ceux qui les arpentent. Et quelle ritournelle serait-il plus à propos de se chanter que celle des Chansons d’amour, maintenant que Paris nous est rendu ?
Sophie-Catherine Gallet
L’Énigme Kaspar Hauser de Werner Herzog
Disponible en replay sur MUBI.
Deux plans, dans L’Énigme de Kaspar Hauser, semblent se faire écho. Dans le premier, au début du film, les hautes herbes d’une grande plaine se remuent au rythme des souffles du vent, donnant l’impression qu’il s’agit là d’un organisme vivant surplombé par le ciel. L’autre plan apparaît à la fin du film : des chirurgiens, occupés à découper le cerveau du personnage principal, cherchent à comprendre comment fonctionnait son esprit. La mise en regard des deux images crée entre elles un dialogue, ainsi qu’une confrontation, dans la mesure où l’espace naturel semble plus vivant que la cervelle disséquée. Entre ces deux scènes, le film dépeint, dans la Bavière du XIXè siècle, la vie de Kaspar Hauser, un homme mystérieux et sans passé qui accède tout juste à la liberté après avoir été enfermé dans une geôle. Deux après Aguirre, Werner Herzog prolonge la thématique principale de son précédent long-métrage, à savoir la confrontation d’un groupe d’européens (ici, des bourgeois bavarois) avec une nature sublime qu’ils tentent de dompter, tout en voyant en elle la marque de Dieu (le nouveau monde dans l’un ; un homme ramené à l’état de nature dans l’autre). Herzog s’avère le plus (et le mieux) inspiré lorsqu’il filme de grands espaces : les plans de paysage sont empreints d’un caractère pictural, inspiré par l’école romantique allemande de Caspar David Friedrich. L’aspect sublime de certains territoires est renforcé par le contraste que produisent les scènes d’intérieur : les murs blanchâtres des maisons évoquent une austérité protestante qui s’oppose à la dimension panthéiste des décors extérieurs. L’Énigme de Kaspar Hauser pourrait ainsi passer pour une suite directe d’Aguirre : si la jungle amazonienne a laissé place aux paysages romantiques, les deux films parlent de la même recherche de Dieu, rendue ici impossible à cause de l’incapacité des hommes à voir le divin là où il se trouve, trop obsédés par l’apparition en ville du simplet Kaspar Hauser pour admirer la grandeur des paysages qui les entourent.
Victor Touzé
Le Vagabond de Tokyo de Seijun Suzuki
Disponible en replay sur Arte TV jusqu’au 29/09.
Film culte, Le Vagabond de Tokyo (bizarrement titré Tokyo Drifter sur la plateforme streaming de Arte) est certainement l’un des sommets de Seijun Suzuki, réalisateur pour qui la série B s’est révélé un creuset permettant d’associer impératifs commerciaux et expérimentations tous azimuts. Seulement dépassé en terme de liberté par le surréaliste La Marque du tueur, sorti l’année suivante, Le Vagabond de Tokyo fait preuve d’une telle licence au regard des conventions de son canevas (une classique histoire de vengeance et de rédemption dans le milieu de la pègre) que le récit semble s’effacer au profit d’une orgie de couleurs, de chansons et de scènes d’actions. Le montage heurté et non-linéaire, les décors en extérieur aussi abstraits que ceux en studio et l’omniprésence des ritournelles jazz contribuent à déplacer l’intérêt du spectateur vers les inventions plastiques que recèle chaque séquence. C’est particulièrement sensible dans une scène où le vagabond, interprété par le chanteur de charme Testuya Watari, traque un chef yakuza jusqu’à atteindre une salle dans laquelle il se fait enfermer. Tout l’intérêt de ce rebondissement assez convenu réside dans les incessants effets de variation entre profondeur et aplat qui ponctuent la scène. Dans le bureau du mafieux, ce qu’on pensait être un mur de couleur se révèle en vérité une porte, tandis que le sol lui-même est à double-fond : une fois entré dans la salle secrète, le vagabond chute dans un cube creusé en profondeur que ses ennemis scellent ensuite à l’aide d’une planche. Ici comme dans tout le reste du film, Suzuki utilise des décors ultra-stylisés pour donner forme à un univers aux limites de l’absurde, constitué de chausses-trappes, de fausses perspectives et d’illusions tout à fait en phase avec la fuite en avant de son héros solitaire. Appliqué au Vagabond de Tokyo, l’adjectif « baroque » trouve un certaine pertinence : comme le cinéma de Mario Bava à la même époque, les jeux de lumière sophistiqués et les décors irréalistes visent à magnifier le ballet des formes au sein desquelles les protagonistes finissent piégés.
T. G.