Dans le tout premier plan d’Un cœur en hiver, Stéphane (Daniel Auteuil) ouvre la table d’harmonie d’un violon, laissant la caméra filmer les contours élégants de sa caisse de résonance entièrement vide. Si, tout au long de l’intrigue, les sonates de Ravel se font l’écho des sentiments des personnages (dont l’apparente distinction cache des passions intenses et douloureuses), cette scène inaugurale de « dissection » semble allégoriser d’emblée l’horizon d’écriture du film (explicité par son titre). Sous l’armure de ses élégants costumes de ville, il manque en effet à Stéphane un cœur, auquel toute la filmographie de Sautet est dévolue. Aux yeux de Camille (Emmanuelle Béart), en couple avec Maxime (André Dussolier) mais secrètement amoureuse de Stéphane, cette intériorité opaque lui confère une aura de mystère – semblable à celle qui entoure les petits automates mécaniques qu’il fabrique à loisir. Cette métaphore inaugurale, un peu empesée, est à l’image du film qui, par souci de perfection, n’évite pas toujours l’écueil d’une certaine solennité dans ses dialogues comme dans son découpage, à rebours de la spontanéité des grands succès de Sautet dans les années 1970. En dépit de la reconnaissance publique, critique et institutionnelle dont a bénéficié le film (César 1993 du meilleur réalisateur), on peut se demander si le didactisme affiché du scénario (qui ausculte les répercussion d’une solitude exacerbée dans le milieu mondain de la musique classique) ne joue pas à rebours du talent de son metteur en scène, dont les principales qualités s’avèrent être la précision et la discrétion. Reste que la singularité du dramatis personæ, porté par un impeccable trio d’acteurs, donne à Sautet la latitude suffisante pour construire ce qu’il fait de mieux, à savoir la mise en scène délicate des relations tissées entre ses protagonistes principaux. C’est dans ce film caché, nourri de détails parfois subtils, que se déploie, trente ans après sa sortie, le charme toujours pérenne d’Un cœur en hiver.
Le grand assembleur
Souvent chez Sautet, les figures masculines sont marquées par le sceau de la solitude. Même dans des films volontiers plus collectifs, tels que César et Rosalie ou Vincent, François, Paul… et les autres, rôde toujours le spectre du divorce et de l’isolement. Le héros à la Sautet gagne par là une étrangeté que la « trilogie » formée par Quelques jours avec moi (1988), le Coeur… et Nelly et Monsieur Arnaud (1995) pousse à son paroxysme. Avec le personnage de Stéphane, Daniel Auteuil trouve un rôle à double-fond où l’apparente placidité de son visage distille une inquiétante étrangeté, bien éloignée des rôles de simples d’esprit qui avaient fait son succès (Les Sous-doués, Jean de Florette). Le plus souvent spectateur d’une vie à laquelle, selon ses dires, « il ne participe plus depuis longtemps », son rôle revient à symboliquement « combler des brèches » : dès la première séquence où, dans un semblant d’introspection, il décrit en voix-off la relation qui l’unit avec son collaborateur Maxime (Dussolier), sa fonction est celle d’un « alibi » dans le « flou de l’emploi du temps » de son ami. Il ne cessera par ailleurs de répéter, le film avançant, combien son métier consiste simplement à « assembler » les « quatre-vingt-une parties » d’un violon. Sautet s’amuse à prendre au pied de la lettre ce rôle de « grand assembleur » pour organiser la dynamique de sa mise en scène, notamment lors du dîner chez le professeur Lachaume (Maurice Garrel), où la caméra filme, sans raison apparente, Stéphane en train d’accoler le goulot d’une bouteille de vin à celui d’une carafe pour en mitiger le breuvage. En filigrane, Stéphane se voit doté d’un pouvoir d’attraction, au sens propre (il unit les objets ou les êtres entre eux), mais aussi au figuré : le magnétisme mystérieux qui émane du luthier semble intéresser tout particulièrement le cinéaste, dont les longs et lents panoramiques balayant les appartements vides des protagonistes tentent de capter l’exercice de ce pouvoir invisible. Un geste de Stéphane, apparemment anodin (il relève légèrement l’ouïe du violon), permet par exemple, lors de la seconde répétition, à Camille d’enfin s’accorder avec ses musiciens – et Sautet de filmer, collés les uns aux autres, des instrumentistes jusqu’alors séparés dans le découpage.
Pour la violoniste, l’apparition de cet étrange « héros de notre temps » (d’après le titre du roman de Lermontov à l’origine du scénario, cité au début du film) ménage en somme une échappée vers la passion à l’intérieur d’un milieu étouffant, qu’incarnent Régine (Brigitte Catillon), l’agent acariâtre de Camille, et surtout le personnage de Jean-Luc Bideau, le temps d’une scène laborieuse où le scénario se révèle nettement moins inspiré dans sa veine satirique. Plus intéressantes sont les trouvailles plastiques employées pour figurer la naissance du désir après la rencontre avec Stéphane, à l’image du beau fondu-enchaîné qui fait suite au dîner chez Lachaume : tandis qu’en voiture Maxime et Régine pérorent sur les invités, la violoniste se perd dans ses pensées au cœur de la nuit, avant que n’apparaisse sur son sombre visage une brèche, formée par l’ouverture d’un rideau sur une fenêtre lumineuse. Avec l’économie de moyens qui lui est coutumière, Sautet parvient à produire des fragments intensément lyriques, où l’éveil de l’amour se révèle synonyme d’un déchirement à venir. Inspiré par les maîtres discrets qu’il admirait (Walsh, Hawks, mais aussi Satyajit Ray et Yasujiro Ozu), le réalisateur documente par de menus détails la rivalité inéluctable entre Stéphane et Maxime : un plan fugace, lors d’une de leurs parties de squash, permet ainsi de constater l’opposition entre les deux hommes, l’un vêtu d’un sweat noir et d’un short blanc, l’autre d’une short noir et d’une tee-shirt blanc, chacun séparé de l’autre par la ligne verticale d’une porte vitrée.

Le rouge et le noir
Cette dynamique de mélodrame trouve son paroxysme lorsque l’art de la découpe et du cadrage parviennent à révéler l’union des sentiments, jamais exprimés, entre Stéphane et Camille, à travers l’association récurrente du noir et du rouge. La scène plus intense du film, lorsque Camille enregistre, sous les yeux de Stéphane, la sonate pour violon de Ravel, est l’occasion de quelques raccords où la distance physique séparant les personnages est abolie. Aux lampes rouges et noires qui surplombent le visage d’Auteuil répond le contraste entre la robe sombre de Béart et les teintes cramoisies du studio – couleurs de passion et de mort qui annoncent le mariage d’Éros et de Thanatos dont le dernier tiers du film se fait le théâtre, lorsque l’attitude dédaigneuse de Stéphane face aux avances de Camille plonge cette dernière dans la dépression. Avant d’humilier à son tour Stéphane en public, Camille se met ainsi du noir aux yeux et du rouge aux lèvres, et retourne les attributs de l’amour en peintures de guerre. On pourrait avancer que la force du film tient à cette tension constante que ménage Sautet entre les rails de son scénario et les échappées lyriques de sa mise en scène, ces dernières prenant à rebrousse-poil les attentes du spectateur. Au terme du film, passées les tempêtes de la jalousie et de la trahison, Stéphane retrouve une dernière fois Camille dans un café. La courtoisie de l’échange et la résignation des protagonistes invitent à y voir une fin sage et apaisée, à ceci près qu’un détail vient contredire l’apparente quiétude de la séquence : d’abord contenu dans les limites du pull de Camille, le rouge intense de ses vêtements finit par déborder jusqu’à teinter, par le truchement d’un contrechamp, les sièges qui entourent Stéphane. Dénouement inattendu, qui laisse en suspens l’interrogation du spectateur : Stéphane feint-il l’indifférence ou ne se rend-t-il simplement pas compte qu’il est amoureux ?
