Après un premier film, PVC‑1, consistant en un seul plan-séquence, Spiros Stathoulopoulos propose avec son second long-métrage Metéora une autre forme de formalisme cinématographique, à partir d’une éternelle histoire d’amour interdit entre deux religieux. Le sujet, comme la forme empruntée, sont au service d’une conception allégorique de l’âme humaine en apesanteur, ballottée entre terre et ciel, qui oublie de donner à voir tant l’amour humain que sacré.
Un triptyque iconique réalisé en images de synthèse à la manière de l’iconographie byzantine nous présente deux monastères face à face sis sur des monolithes. Nous sommes dans les monastères des Météores, haut lieu du monachisme orthodoxe fondé au XIVe siècle, en bordure de la plaine de Thessalie dans le nord de la Grèce. Respectivement au-dessus des monastères, deux personnages en médaillon, la nonne Urania et le moine Theodoros.
Le réalisateur gréco-colombien Spiros Stathoulopoulos choisit pour son deuxième film, Metéora, un cadre géographique et patrimonial fameux qui lui est par ailleurs familier. Étymologiquement élevé dans les airs, suspendu au ciel, le lieu est par définition propice à la « métaphysique ». Or, à la différence du Grand Silence de Philip Gröning ou plus récemment de Téodora pécheresse d’Anca Hirte, le parti pris de Stathoulopoulos n’est pas de réaliser un documentaire sur le monachisme ou quelques-unes de ses figures exemplaires. Ce qui l’intéresse, c’est la mise en fiction d’un cas paradoxal : que se passe-t-il si Urania et Theodoros, avatars d’Héloïse et Abélard, tombent amoureux ? Stathoulopoulos s’interroge sur l’écart entre vie individuelle séculaire et vie collective religieuse, et le tiraillement de l’âme humaine entre le spirituel et le profane.
Régimes d’oppositions et de suspension
Cet écart s’inscrit au moyen d’un système binaire d’oppositions : d’une part, un régime cinématographique général filmant la vie monastique principalement en intérieur, d’autre part, un régime documentaire filmant la vie rurale extérieure. On peut voir dans ces régimes une mise en œuvre formaliste de la part de Spiros Stathoulopoulos, ce qui ne nous étonnera pas complètement puisque sa première réalisation était avec PVC‑1 filmée en un plan-séquence d’un seul tenant. Ainsi, si la vie monastique (vie liturgique, vie dans les cellules) enferme comme le montrent les lieux fermés, le recours au « cadre », et la répétition entêtante de la simandre, la vie séculaire et rurale (paysans, bergers, chèvres et brebis) vit au rythme des cycles naturels (traite, chasse, abattage, cueillette…) et respire. Les séquences sont captées caméra à l’épaule, sur le vif, comme ce beau morceau de nature brute où des chèvres et des brebis galopent dans les montagnes caillouteuses. La vie fait irruption et permet de donner du souffle au film, l’extrait momentanément de son cadre esthétisant. Le tiraillement entre vœu monastique et désir amoureux, amour sacré et amour profane, est montré par l’attraction des corps et le manque contrariés par la culpabilité de la chair (les mortifications que s’inflige Urania et le plaisir solitaire auquel elle s’adonne). Cependant, c’est davantage un régime cinématographique virtuel, composé d’images animées de synthèse reprenant l’iconographie byzantine, qui constitue une zone de transition et de suspension entre deux modes de vie antithétiques.
Ce régime virtuel donne sa réelle spécificité et son originalité au film, le réalisateur réutilisant à dessein la tradition du culte des icônes dans la liturgie orthodoxe. Ce procédé permet de présenter de façon imagée et naïve la réalité mais surtout d’offrir des contrepoints à la narration et aux sentiments des personnages : typisant des sentiments, à la manière de bandes dessinées, entre émotion et effroi, entre expression des désirs ou des fantasmes (le « dévoilement » de la chevelure d’Urania pour Theodoros) et exacerbation des peurs (le fil d’Ariane entre Urania et Theodoros au sein d’un labyrinthe du Minotaure, couplé à un épisode de re-crucifixion du Christ). Ces séquences suspendent momentanément la matière filmique générale, l’enrichissent et la suturent.
Contamination allégorique et pléonastique
Cependant, malgré le recours à ces différents régimes cinématographiques, et donc à une tentative de différenciation, un procédé domine le film dans son ensemble et tend à l’uniformiser. Revenons sur le triptyque iconique initial présentant l’espace-temps et les personnages. L’espace est suspendu entre terre et ciel, soit entre chute et ascension. L’écart spatial entre les deux monastères permet de figurer la séparation temporelle des personnages, et, à mi-chemin, l’arbre situé sur une colline, leur réunion dans un avatar du jardin d’Eden ou des Oliviers. Les personnages enfin renvoient au sacré (Theodoros signifie Dieu donne ou le don de Dieu) et au profane (Urania est la déesse païenne de l’Amour céleste, avatar d’Aphrodite qui est la déesse de l’Amour). Cette ouverture codifiée donne à ce titre le ton et le style : le film traite de l’amour profane et de l’amour sacré entre Dieu, l’homme et la femme sur un mode allégorique et formel, voire formaliste car rien n’est laissé au petit bonheur. L’allégorique contamine en effet le film dans son ensemble, dans les séquences documentaires comme virtuelles. Au sein du régime documentaire, une des brebis galopant dans les montagnes caillouteuses sera capturée, puis tuée sauvagement avant d’être pendue à un arbre pour être dépecée, puis découpée brutalement par Theodoros pour le repas qu’il prépare pour Urania. Cette brebis figure très explicitement l’agneau de Dieu sacrifié sur l’autel de l’amour. La scène du repas champêtre sera d’ailleurs le commencement de jeux érotiques. Mais à la manière de la terre s’ouvrant sous les pieds d’Urania et donnant à voir une vision de l’Enfer selon Jérôme Bosch, ou encore à la manière d’un Theodoros virtuel cueillant une figue face à un ours menaçant, le film souligne de façon trop explicite les enjeux du désir naissant entre les personnages. C’est précisément ce soulignement systématique qui confine le film dans un carcan dont il ne peut sortir.
La contamination de l’allégorique à l’échelle du film finit en effet par poser problème. Parce qu’elle prend un tour systématique, scolaire et didactique, et surtout pléonastique par des effets de soulignement ou de surlignement constants. Ce procédé confirme une maîtrise formelle qui a pour effet de contraindre et de verrouiller le sens général, soumis au second degré permanent, au point d’en oublier le sens littéral. On peut voir une chèvre bicolore (blanche et noire – sic) pour elle-même et pas parce qu’elle renvoie à la double nature des religieux amants.
Au-delà une question posée en filigrane par le film retentit, celle du choix libre dans toute action. En clausule sont répétés par les protagonistes errants les mots « liberté » et « désespoir » – ce dernier ayant été l’objet d’un jeu de prononciation en russe entre Theodoros et la nonne russe. Comme les personnages le rappellent au cours de la scène du repas champêtre, le seul péché que Dieu ne pardonne pas est celui du désespoir. Au cœur de la liberté, il y a la possibilité du désespoir. C’est cette douce amertume qui demeure, et quelques belles images en mouvement : non les plans esthétisants justement, mais davantage les plans panoramiques (constituant en quelque sorte un quatrième régime cinématographique, filmé en cinémascope avec une lentille anamorphique) et les jeux de lumières naturelles, véritables tableaux en clair-obscur, qui semblent fasciner Spiros Stathoulopoulos, comme Carlos Reygadas dans Post Tenebras Lux.