Quatre ans après Uzak, Nuri Bilge Ceylan signe Les Climats, un film poignant et juste, très maîtrisé, qui use avec subtilité des potentialités offertes par la HD. Sur fond de soleil, pluie, neige, conduit par le fil du son, aiguillage impitoyable, trace vivante, se déroule la tapisserie des saisons : chronique du désamour, des variations sensorielles, du temps qui passe et des gens qui restent.
Uzak (« Lointain ») déjà, usait de la superposition des espaces. D’un côté un citadin, photographe énigmatique, idéaux à la dérive, de l’autre son hôte, Yusuf, un jeune cousin qui a quitté la campagne pour trouver du travail sur un bateau. Espace et espérance, la dualité qui se profilait dans l’avant-dernier film de Ceylan est confirmée dans Les Climats. Mais son sens est inversé. Dans Uzak l’horizon était trop large, trop hostile. Il gagnait les personnages, se propageait dans la matière de leur vie courante, et étouffait en silence leurs dernières aspirations. Les plans d’ensemble, ouverts sur le monde, vertigineux, chancelant presque sous le poids de leur béance et de leur beauté, faisaient brusquement peur. Le premier plan du film : Yussuf avançait dans la neige, petit point blanc, derrière, en creux, son village et des toits cabossés. Plus tard, en Anatolie, le long d’une route sinueuse, à flanc de montagne et aux pieds d’un troupeau de chèvres, l’aspiration du vide : en contrebas, c’est la vallée. Une lumière diffuse fait scintiller la courbe des lacs. Uzak c’était aussi Istambul, sa ville et son port, champ contre-champ de l’affrontement terre/mer, frontière infranchissable, zone trouble de repli et d’attente. Dans ce film déjà il y avait la manifestation d’une tension tragique : d’un côté l’espace, de l’autre le désir des personnages de s’y projeter. Cette tension minait bientôt l’élan des personnages, absorbait leur vitalité, contrecarrait leur plan. Il n’y avait alors plus que l’appartement, labyrinthe de portes et de cloisons : espace clos et étriqué, surface du désenchantement et des espoirs frustrés. Pour Yusuf, il ne restait plus que la fuite. Son cousin constatait, seul sur un banc, « une cigarette de marin » entre les doigts.
La fuite, c’est aussi le choix que fera Isa dans Les Climats après avoir tenté, une fois encore, de retrouver son ancienne amante. Élan et renoncement, voilà le tressage favori de Ceylan. Voilà ce qui tient tous ses plans, les illumine secrètement et les conjugue à tous les temps de la stagnation. Mais dans Les Climats il y a comme un renversement. Ce n’est plus l’hostilité de l’horizon qui déroute la courbe de l’individu. C’est au contraire l’intériorité des personnages qui gagne l’espace, métaphore de consciences incapables de se saisir. Uzak commençait par un plan d’ensemble, profond comme un trou. Les Climats emprunte le chemin inverse : c’est à partir d’un gros plan sur Bahar, surface presque plate, visage ovale de Madone, que s’ouvre progressivement l’espace à conquérir. Quelques regards échangés avec Isa : à quelques mètres au fond du plan, il photographie des ruines, vestiges du passé, squelette du désert. Ballet de déplacement entre les colonnes du temple. Dans la profondeur de champ, Bahar s’échappe dans le dos de son amant, gravit les flancs d’une petite colline. Assise, elle regarde de nouveau Isa, plus petit, qui photographie toujours. Liberté du point de vue, va-et-vient entre les deux amants : en quelques plans soutenus, le temps de l’exposition, Ceylan a tracé l’esquisse du dessin à venir. À la manière des Antonioni les plus élégants, c’est en étirant les distances que se déplient les amertumes, dernières rétentions des êtres avant l’aveu final pour soi-même et pour l’autre de la victoire du désamour.
Soleil, pluie, neige. Les variations atmosphériques ne sont pas le fait d’une réalité extérieure qui troublerait la vie d’Isa et de Bahar. Elles sont au contraire à l’image du mouvement qu’emprunte le film : c’est ainsi que l’histoire des deux amants semble infuser les saisons. C’est comme s’ils imprimaient leurs propres émotions dans la pâte des jours. Les fluctuations sentimentales des personnages résonnent en écho dans le paysage. Les perturbations climatiques se font le reflet de l’effritement amoureux. Le travail en vidéo HD de Gökhan Tiryaki assume brillamment ces glissements. Netteté impeccable et maîtrise du flou s’associent dangereusement, défont les espaces, réinventent des contours. La matière se fond parfois, se dilate, les chairs semblent flottantes, promises à un avenir diffus et fantomatique. Sur la plage, la sueur de Bahar perle sur sa peau comme des larmes de sable. Plus tard dans un plan d’ensemble le gris du ciel se confond avec les cheveux d’Isa. Dans son long manteau blanc Bahar encore, flotte, au milieu des flocons. De la palette de gris aux petites touches de neige, tout concourt dans les choix plastiques à entretenir ces types de glissements. Ils interviennent comme des mécanismes de liaison, rythmant les plans et organisant de l’intérieur des effets d’associations. Chez ces personnages qui ne parlent pas, les climats deviennent une forme de manifestation métaphorique de leurs variations sentimentales, la face visible de leurs émotions.
Mais à ces images dont la beauté semble imperturbable, Ceylan s’applique bientôt à gauchir un peu la forme d’une entourloupette gentille et audacieuse. Sans jamais perdre sa mélancolie, Les Climats s’invente ainsi une forme de tonalité : un burlesque du réel. Quelques éléments peu saillants pointent d’abord, reviennent ensuite, veinant le récit d’une réalité comique. Pourtant dans Les Climats jamais d’éclat de rire, au plus un sourire franc. Car le burlesque de Ceylan n’accepte guère les formes de sophistication comique : il est épuré, réduit à sa forme d’expression la plus simple, comme incrusté dans le quotidien. Qu’il s’agisse d’un trébuchement gêné ; du jeu avec une noisette : sorte de catalyseur du désir mutuel d’Isa avec une ancienne conquête ; ou d’un dialogue perturbé dans une camionnette, il n’est jamais rien d’autre que la manifestation chez les personnages d’une certaine maladresse. La mélancolie ambiante : voie de basse, grave, tenue comme un son filé, est taquinée par cette gaucherie aiguë. Ce burlesque n’a rien d’un chant ni d’un souffle, c’est à peine une vibration, difficilement perceptible et pourtant tenace. Car entre bonheur et malheur, il semble tenir le fil du temps, résister à la fuite, poindre encore lorsque des rires contredisent l’œil de Bahar, qui sait qu’un avion est en train de lui enlever son amour. Petite mélodie, dernière variation sur un mode mineur.