Vue en tant qu’actrice chez Claire Denis, Mati Diop est aussi réalisatrice. Ses films Atlantiques, Snow Canon et Big in Vietnam ont pu, ces dernières années, marquer les esprits d’un certain nombre de festivaliers. Avec Mille Soleils, vainqueur du Grand prix lors de la dernière édition du FIDMarseille, la jeune réalisatrice creuse un sillon singulier, jouant de la nature douteuse de toute image pour en multiplier les puissances.
De Mory à Magaye
Comme dans son précédent moyen métrage, Big in Vietnam, Mati Diop met ici le cinéma en abyme dans un jeu de miroirs qui navigue entre fiction et documentaire. Cette fois-ci, le film dans le film a déjà été tourné, il a même eu le temps de marquer bien des esprits puisqu’il s’agit du Touki Bouki de Djibril Diop Mambety, oncle de la cinéaste. Quarante ans plus tard, Mati Diop retrouve les visages qui illuminaient ce film culte, notamment celui de Magaye Niang, qui sous le nom de Mory et au guidon d’une moto à cornes, cherchait en 1973 à quitter le Sénégal pour la France. Aujourd’hui, les cornes sont celles des vaches qu’il emmène à l’abattoir et Magaye déambule et s’égare dans les rues de Dakar en attendant la projection publique de Touki Bouki à laquelle il a été convié.
Vérités du doute
Le Magaye de Mille Soleils est donc tout à la fois un acteur jouant son propre rôle et la réincarnation d’un personnage de fiction ayant survécu dans les esprits. Mais aussi, au-delà de tout jeu, un visage, un corps, dans des espaces donnés. Un corps qui s’habille, prend un taxi, discute avec un groupe d’hommes puis un groupe de femmes, marche dans la neige et change de couleur sous la lumière des projecteurs. Le doute qu’entretient Mati Diop quant au degré de mise en scène à l’œuvre dans les différentes scènes n’a rien d’une coquetterie. Au contraire, c’est par ce doute qu’elle raconte la persistance du passé dans le présent et de nos vies possibles dans notre vie réelle. En déjà grande cinéaste, elle touche à cette abstraction par ce que le cinéma a de plus sensuel et de plus immédiat. Aussi adroit que soit Mille Soleils, ce qui le rend marquant est de l’ordre de l’évidence : le plomb du soleil sénégalais contre des rochers glacés, la danse du bruit numérique qui donne corps aux images nocturnes, des échanges de regards qui abolissent le passage du temps.
Ce vacillement permanent de notre rapport à l’image que Mille Soleils induit se double d’un vacillement dans le rapport que le film entretient avec sa matrice. Il se présente parfois comme une suite de Touki Bouki, dans ces moments où les acteurs que l’on retrouve se comportent comme des versions âgées des personnages qu’ils incarnaient. D’autres fois, il prend la forme d’un remake, rejouant certaines scènes, reproduisant certains plans qui viennent hanter le film comme des images-fantômes. Y flotte enfin un parfum d’hommage : il s’agit de aussi de convoquer la mémoire d’un artefact culturel par un jeu de références. Mille Soleils est bien tout cela, et bien plus encore : un geste cinématographique éclatant et très prometteur.