Nous avions manqué le premier épisode, il était temps de nous rattraper. L’un après l’autre, les polars de la trilogie au succès monstre et posthume du Suédois Stieg Larsson sont donc égrenés sur grand écran, sous l’égide de la même équipe de production (seuls quelques techniciens changent, réalisateurs compris), attachés à leur matériau d’origine au point que même les affiches reprennent la charte graphique des livres. On appelle ça, paraît-il, une adaptation cinématographique… « Adaptation»… « cinématographique»… Vraiment ?
Illustration au lieu d’incarnation
Si l’auteur disparu et sa trilogie Millenium ont leur petite légende plus ou moins édifiante (qui s’écrit encore aujourd’hui, avec les crêpages de chignon juridiques des héritiers réels et putatifs de Larsson), les films qui en ont été tirés ont aussi la leur, moins palpitante, néanmoins instructive. Si on y accorde foi, à l’origine, seul le premier, adaptation des Hommes qui n’aimaient pas les femmes réalisée par Niels Arden Oplev, devait atteindre les grands écrans, les deux suivants étant destinés aux rayons de DVD — donne qui aurait été changée par la réussite commerciale dudit film, ce qui vaudrait la présence de La Fille qui rêvait… au cinéma aujourd’hui et de La Reine dans le palais des courants d’air le 28 juillet prochain, tous deux réalisés par Daniel Alfredson. Un fait bien avéré, en revanche, est que les trois longs métrages se sont vus décliner en un montage étendu pour la télévision, sous forme de mini-série en six épisodes dont la durée cumulée dépasse de près d’une heure et demie celle des films.
Les longs métrages seraient dès lors, à en croire ce déploiement de forces, une sorte de « montage cinéma » de l’entreprise d’adaptation, destinée au plus large public, de la trilogie best-seller. Et c’est bien ce qui ressort pour l’heure de la vision de ceux tirés des deux premiers romans — à ceci près que le cinéma, et le relief qu’il aurait pu apporter à cette fiction, n’y trouvent guère leur compte. En fait, il est à peine besoin d’avoir lu les livres pour réaliser qu’on est en présence du cas le plus ennuyeux — car le moins productif — d’adaptation littéraire qui soit : celle qui se contente de décalquer, même fidèlement, les éléments marquants de l’œuvre originale et d’en faire des éléments de scénario censés téléguider le film, ne laissant aux artisans techniciens — en premier lieu le réalisateur — que le choix de l’illustration servile. Les films Millenium 1, 2 et sans doute 3 (d’un épisode à l’autre, un journaliste contestataire mais intègre et une punkette-hackeuse géniale et torturée mènent plusieurs enquêtes entremêlées dans les ordures sociales et historiques de la démocratie suédoise) articulent personnages et rebondissements à l’enchevêtrement et au pessimisme étouffants, un foisonnement baignant le récit policier dans le doute et la tension permanents. Un matériau assurément captivant à la lecture, mais qui, à l’écran, ne fait que l’effet de la triste somme de ces composantes-là : des assemblages secs d’éléments scénarisés et articulés, mais sans chair, des squelettes de films avec la peau sur les os, des téléfilms sans autre ambition que d’être des versions en images des romans.
De la chair, il aurait fallu une démarche de cinéma pour lui en donner : un regard derrière la caméra qui s’approprie les péripéties de feuilleton de Mikael Blomkvist — le journaliste — et Lisbeth Salander — la punkette, y manifeste un point de vue, un parti pris, avant de l’incarner et de s’incarner dans la mise en scène. Au lieu de quoi les réalisateurs à la manœuvre se réfugient derrière un savoir-faire technique certain, mais neutre et académique, pour tâcher de produire de parfaits petits thrillers de prime time dont l’ambiance tâche de copier superficiellement celle des écrits : lumière froide, répétition des thèmes musicaux entre sentiments et angoisse, scènes bien glauques filmées avec les focales de circonstance, flash-backs aux couleurs altérées… Tout relève de l’illustration, et si peu de l’incarnation, de l’invention, de la prise de risques avec les sujets donnés (violences physiques et mentales, arrière-plan socio-politique…). Du coup, le sérieux dont les auteurs tâchent d’empreindre leur ouvrage s’avère finalement creux, manquant de substance, et le matériau filmique censé le porter laisse au mieux indifférent, au pire frôle le ridicule (ainsi dans cet épisode, quand Salander apprend inopinément, et sans que cela présente un quelconque intérêt, qu’elle a un demi-frère…).
La fille qui portait tout sur ses épaules
Le constat est d’autant plus cruel qu’on sent bien à quel point tout ce matériau de fiction avait de quoi inspirer des envies de cinéma, des envies de faire autre chose que la bête et empruntée retranscription audiovisuelle du scénario. Plus encore que le premier film, ses vieux nazis et son tueur en série, La Fille qui rêvait… accumule sur les têtes des deux héros des péripéties à faire frétiller jusqu’au plus humble réalisateur de série B : trafic de femmes impliquant de grosses huiles, anciens espions devenus mafieux, montagne de muscles assassine et insensible à la douleur, traumatismes familiaux bien malsains… Mais le film a surtout pour lui l’effet spécial imparable de la saga, peut-être l’élément qui assure déjà le mieux le culte voué aujourd’hui à la trilogie romanesque et audiovisuelle : le personnage de Lisbeth Salander, avec ses traumatismes, ses ressources insoupçonnées et sa rage de vaincre. Le scénario de La Fille qui rêvait… lui donne de particulières occasions de briller, faisant pâlir le monde qui l’entoure (même le gentil Blomkvist n’y peut rien). Pratiquement seule contre tous (accusée de crimes qu’elle n’a pas commis, même si on sent bien qu’elle en serait capable), elle quitte ses frusques de rebelle de carnaval de l’épisode précédent pour se faire caméléon insaisissable et, pour le coup, véritable poil à gratter infiltré dans le paysage social (tantôt expatriée en chemise de nuit, tantôt jeune à capuche et casquette, tantôt bikeuse on the road, tantôt bourreau au maquillage proche du Joker…) ; montre plus que jamais une faculté d’adaptation sidérante à l’outillage qui lui tombe sous la main (ordinateur, arme à feu, taser, moto…) ; et se rapproche peu à peu d’une version noire et pas vraiment aguichante de la « Mariée » de Kill Bill, jusqu’aux dernières minutes qui auraient pu inspirer le film de Tarantino.
C’est elle, et son interprétation convaincue et convaincante par Noomi Rapace, qui animent un peu l’ensemble au-delà de l’état de produit « scripté » : on sent que la caméra la suit avec un minimum d’intérêt, a repéré en elle sa promesse de supplément d’âme. Las : même avec cet obscur objet de désir sous les yeux, Daniel Alfredson, comme avant lui Niels Arden Oplev, reste trop chiche en parti pris de cinéaste, trop enchaîné à l’impératif de bien faire son thriller sans trop en faire, aux recettes de fabrication pour y parvenir, à l’esprit de sérieux qui plombe son ouvrage au lieu de le faire accéder à l’ampleur qui s’ouvrait à lui. Et le film de se voir condamner, avec ou sans Salander, à s’abîmer quand il use d’effets de style de faiseur sans âme (les vieilles focales, les filtres…), à indifférer ou faire ricaner doucement quand il veut rendre de façon naturaliste la fiction qui s’y prête le moins (voir la mollesse des combats avec le colosse), et à n’impressionner qu’en dépeignant sobrement les situations les plus violentes (ainsi le carnage final). Ne reste plus alors qu’à espérer dans le prochain et dernier épisode (le 28 juillet, donc) un ultime sursaut d’envie de filmer, de mettre en scène, de sortir du carcan du cahier des charges télévisuel pour imprimer à la fiction foisonnante une vraie vision, qui ferait de la noirceur, du mystère et de l’excentricité autre chose que des accessoires standard à la force d’expression contrainte. Ce n’est pas gagné.