1943, Morgan’s Creek, une petite ville américaine. La troupe des soldats est bien décidée à s’en payer une bonne tranche avant de partir au combat. L’ordre des choses, pour la fille du gardien de la paix Kockenlocker, c’est de rejoindre cette foule en rut et de s’amuser jusqu’au bout de la nuit… mais les petits matins sont blêmes pour la jeune écervelée, qui a laissé ce qui lui restait de conscience dans les bras d’un inconnu, peut-être même de plusieurs… Qu’est-il arrivé à Trudy ? Qui a-t-elle épousé ? Et comment se sortir d’une situation aussi embarrassante ?
Dieu que la guerre est jolie
Sous couvert d’une screwball comedy, Preston Sturges réalise en 1943 un film qui contourne avec un aplomb stupéfiant les interdits d’un code Hays particulièrement sévère dans ces années de guerre. « Le bureau du code s’est fait violer pendant son sommeil ! » aurait déclaré le grand critique James Agee à son sujet : à bien observer en effet les péripéties de cette demi-orpheline qui vit seule avec son père et sa jeune sœur, l’énormité du détournement n’a rien de subtil, il confine même à la grossièreté jubilatoire – au « viol » en effet. Le désordre est total à Morgan’s Creek qui, comme beaucoup de villes américaines de l’époque, vit au rythme des soirées des G.I. en goguette avant leur départ pour d’autres joyeusetés, à Omaha beach par exemple (le film sort en juin 1944). Jugez plutôt : Trudy Kockenlocker (Betty Hutton) ment à son père, utilise pour mieux l’abandonner à l’entrée d’un cinéma le niais bègue qui deviendra son mari, participe à une vague orgie (dont il nous sera montré les jeux de jambes endiablés sur une piste de danse) puis en vient à déclarer quelques jours plus tard à sa cadette âgée de 14 ans, alors qu’elle a oublié le nom du soldat épousé vite fait au sommet de son ivresse, « What’s the matter with bigamy ? » Cette blonde qu’un coup sur la tête a rendue amnésique le confesse à demi-mots : ils lui sont tous passés sur le corps…
Faites l’amour, pas la guerre
Fable impertinente et farce culottée, The Miracle of Morgan’s Creek met donc en scène un refoulement, un oubli, une confusion mentale : l’amnésie de Trudy répond à la nervosité maladive et handicapante de Norval, son futur mari. Reflet peu correct d’une jeunesse américaine plombée par les jeux de massacre qui les attendent en Europe et dans le Pacifique, le film connut un immense succès, à l’heure exacte où l’Amérique s’apprêtait à terrasser les dictateurs européens (brocardés sur un mode chaplinesque dans un final savoureux). Une lecture polissonne et sans doute abusive du film consisterait à voir dans ce « miracle » une apologie des plaisirs sans lendemains : après tout, si on ne sait pas qui est le père des enfants à naître, on sait au moins qu’il ne peut s’agir de cet époux qui n’a jamais couché avec sa femme… Le très talentueux Preston Sturges, jouisseur notable et brillant scénariste de la comédie américaine des années 1930, fait tourner en bourrique et en ridicule dans The Miracle of Morgan’s Creek les cultes américains du mariage, de la famille et de la maternité. De ce point de vue, l’astuce du film vis-à-vis de la censure est sans doute dans cette fin hyper-nataliste qui lave l’affront fait aux femmes, aux épouses, aux pères – et à cette armée de salopards qui trouve dans ce surcroît de naissances en quelque sorte sa justification, son pardon social et moral. Mais l’astuce est teintée de la même ironie tellement lourde qu’elle est bien entendu le principal ressort comique de ce Miracle of Morgan’s Creek: il y aura autant de bébés qu’il y eut de coups de butoir, et la relève des soldats qui partent à l’abattoir en Normandie est déjà prête. C’est sûr, l’Amérique vaincra !
Au-delà de l’immoralité désinvolte de la « fille facile », qui n’est là en définitive que pour donner du plaisir aux soldats de passage (voir la première scène hilarante où Trudy mime une voix de ténor ombrageux devant les soldats pour les amuser), c’est aussi le portrait d’un impuissant absolument inapte qui a fait s’esclaffer les foules d’Américains en 1944. Norval, que son émotivité paralyse, ne peut pas rejoindre les rangs de l’armée ; c’est sa croix, son péché originel et perpétuel, sa malédiction. Il n’a ni la vigueur ni l’utilité du soldat. Amoureux transi, il est voué à n’être qu’un mari de circonstance, un amant sans couche, un soldat d’opérette et un père de substitution. La nullité du personnage, évidemment sublimée par le jeu burlesque d’Eddie Bracken, est toutefois un peu plus qu’un archétype de la comédie américaine : éternel mari bafoué, il est aussi le faire-valoir des spectateurs du film, ces soldats dont il aimerait tant avoir la virilité.
Preston Sturges, dont le génie reste occulté par le renom de ses illustres confrères (Hawks, Lubitsch, Billy Wilder…), dresse moins dans The Miracle of Morgan’s Creek le portrait rigolard d’une jeunesse frivole qu’un tableau ironique d’une Amérique obsédée par la normalité (le mariage, la famille, et ce conseil du banquier à son jeune employé : il ne « faut pas se mettre les pères à dos »…). C’est peut-être là le vrai miracle de cette comédie alerte (et parfois inégale) : d’avoir su en pleine guerre assumer un regard aussi inconvenant sur la « jeunesse » autoproclamée d’une nation aux portes de la gloire.