Cinéaste adulé par la fine fleur de la critique au sortir de la Seconde Guerre mondiale – André Bazin ou encore Éric Rohmer en firent l’égal d’un Orson Welles –, Preston Sturges n’est pourtant pas le plus cité des réalisateurs de l’Âge d’or hollywoodien. La rétrospective que lui consacra la Cinémathèque Française il y a près de dix ans, ainsi que l’édition d’un premier coffret DVD français ne suffirent pas à le ramener vraiment sous les feux de la rampe… Tâche que s’est assignée Wild Side avec l’imposant coffret Blu-Ray/DVD que la maison d’édition sort en cette période de fêtes. Réunissant six films majeurs de Preston Sturges dans des copies restaurées, accompagnés d’un livre abondamment illustré, l’objet semble en effet pensé pour redonner tout leur éclat aux comédies (généralement grinçantes) de cet auteur à part entière.
Tuer le frère ?
Nés à un an d’intervalle (1897 pour Capra, 1898 pour Sturges), Frank Capra et Preston Sturges ont été diversement comparés et opposés. Une chose est sûre : le premier bénéficia de son vivant et bénéficie toujours d’une réputation plus étendue que le second. Si l’on met à part le problème de la renommée, ce coffret donne avant tout l’occasion de déceler des frictions parfois étonnantes entre les films respectifs des deux réalisateurs. « What’s the matter with Capra ? » C’est par cette question de rhétorique que Sullivan, le réalisateur nanti des studios – héros des Voyages de Sullivan (1942) –, esquive la référence à Frank Capra que glisse l’un des producteurs au détour d’une phrase. Nous sommes au début du film : le personnage, lassé de ne tourner que des comédies inconséquentes à succès, décide de prendre un virage radical en se lançant dans la réalisation d’un film « engagé ». Si à travers la bouche de son personnage, Sturges semble clore le débat et disqualifier d’entrée de jeu l’influence de Capra, cette citation vaut néanmoins la peine qu’on s’y attarde. Deux ans auparavant, Capra a réalisé Monsieur Smith au Sénat, satire politique menée tambour battant au cœur d’un récit didactique. Avec ce film, il s’attire les foudres des Républicains, qui y voient l’œuvre d’un communiste avéré – et assoit sa réputation de cinéaste politique. Si Les Voyages de Sullivan se tient effectivement à distance de Capra, le désespoir sans issue qui caractérise le comique même des films du maître affleure cependant dans quelques scènes marquantes, notamment lorsque le héros rencontre une aspirante comédienne esseulée (Veronica Lake), dans un diner en bord de route : la violence du système hollywoodien, sans égards pour ses rebuts, se fait soudain jour, alors même que le film avait démarré sur un mode on ne peut plus burlesque.
Dans deux autres des films que ce coffret réunit, Frank Capra est en revanche bien présent : tout d’abord, de façon évidente dans Héros d’occasion (1944), sous la forme d’un personnage central dont le parcours comporte beaucoup de similitudes avec celui de Mr. Smith – parenté appuyée par le patronyme de ce personnage : « Mr Truesmith ». Ensuite, de façon plus allusive mais pas moins prégnante dans The Palm Beach Story (1942) : à travers le corps de son actrice principale, Claudette Colbert, soumis à toutes sortes d’épreuves burlesques, et à travers un programme de screwball comedy au rythme effréné, par lequel le film donne en effet l’impression de rejouer – à plus d’un titre – le mythique New York-Miami (1934). Dans Héros d’occasion, Woodrow Lafayette Pershing Truesmith, marine raté (à cause de son rhume des foins, il a été déclaré inapte au combat), revient dans sa petite ville natale derrière le masque – dont on l’a affublé malgré lui – d’un vaillant soldat épaulé par ses « camarades » du front. Animé par une honnêteté à toute épreuve, il cherche par toutes les ruses possibles à s’ériger contre la mascarade au beau milieu de laquelle il a été propulsé. On retrouve ici l’exaltation du bon sens de « l’homme simple » qui affronte l’adversité d’un système corrompu, déjà au cœur de Monsieur Smith au Sénat. Dans les deux films, le point d’orgue s’articule ainsi autour d’une scène de harangue : chez Capra, un James Stewart monopolisant la parole sénatoriale dans une véritable épreuve d’endurance rhétorique, et chez Sturges, un Eddie Bracken faisant l’aveu de son imposture face à un public médusé. Mais là où Monsieur Smith sort in extremis victorieux de son combat par la force de son obstination, Monsieur Truesmith reste jusqu’au bout le jouet d’une doxa sans repos. L’écart entre Sturges et Capra réside peut-être au fond dans ce cynisme à plusieurs vitesses : transcendé par un sursaut de bon sens chez Frank Capra, il n’est, chez Sturges, jamais tout à fait dissipé.
C’est cet écart relatif – puisqu’il suppose déjà une proximité – avec l’œuvre de Capra qui se trouve souligné dans The Palm Beach Story. La référence est donc plus que suggérée par au moins deux points majeurs : en premier lieu une actrice, Claudette Colbert, qui tient le rôle principal dans New York-Miami comme dans le film de Sturges. Le cinéaste émaille son film de réminiscences à celui de Capra à travers plusieurs détails de mise en scène : un pyjama improvisé que revêt Claudette Colbert dans sa fugue, une robe de mariée, des jambes expressives. C’est ensuite le trajet même du personnage qui renvoie directement à celui du film de Capra, en même temps qu’il annonce sa subversion : Claudette Colbert effectue en effet le parcours inverse à celui de son personnage dans New York-Miami, puisqu’elle quitte ici précipitamment l’appartement new-yorkais qu’elle partage avec son mari pour gagner la Floride. Dès lors, au-delà des similitudes, Sturges se place explicitement à rebours de son rival : si la fugue conjugale était dans New York-Miami parfaitement resserrée entre les bornes d’une screwball comedy modèle, Preston Sturges la fait déborder de ce cadre prédéfini – et il la pousse dans ses retranchements les plus sombres. Car quand la dernière scène de New York-Miami signait la réunion physique du couple (avec la fameuse chute du « mur de Jéricho »), la conclusion de The Palm Beach Story n’est rien d’autre qu’un pied de nez sarcastique à la convention du happy end : le film se referme sur la vision d’une Claudette Colbert dédoublée, en robe de mariée, et l’image du couple comblé se retrouve rapidement inscrite dans les lignes – d’abord – rassurantes d’un cadre décoratif, à la manière d’un faire-part de mariage… avant que l’interrogation finale ne s’inscrive en son centre, tombant alors comme un couperet : « And they lived happily ever after… Or did they ? » Drôle de faire-part.
Décrochements du cadre
Ce sur-cadrage excessivement décoratif sur lequel se clôt The Palm Beach Story est loin d’être seulement une trouvaille visuelle opportunément ironique : il renferme l’un des principes de mise en scène qui parcourt – à différentes échelles – chacun des six films réunis dans le présent coffret. C’est ainsi en travaillant une plasticité du cadre que John Sturges donne à ses récits leur courbure dramatique — que ce soit, de façon littérale, le cadre formé par un objet posé au sein de l’image, ou plus simplement, celui qui délimite le plan. Cette signature est très prégnante dans Les Voyages de Sullivan, le film le plus personnel de Sturges parmi ceux rassemblés dans ce coffret : elle dessine en effet les contours mêmes du film, pris, d’une part, entre l’extrait du long-métrage de Sullivan montré plein cadre en exergue et, d’autre part, la scène clé du récit – lorsque Sullivan se met à rire malgré lui avec ses compagnons d’infortune au comique d’action/réaction d’un dessin animé, lequel est projeté à l’intérieur du cadre que définit une toile tendue au fond d’une église noire.
Le cadre devient alors cet espace du dédoublement par excellence, au sein duquel les limites que l’on pensait imparties à un lieu ou à un personnage sont à tout moment susceptible d’être subverties. C’est ce que met en forme avec beaucoup de vitalité la scène de « première rencontre » entre Jean (Barbara Stanwyck) et Charles (Henry Fonda) au début d’Un cœur pris au piège : dans le restaurant du navire où ils viennent d’embarquer, Stanwyck observe dans le cadre réduit de son miroir de poche les tentatives de drague très maladroites de ses rivales auprès de Fonda. Paradoxalement, l’étroitesse du cadre lui permet ici d’étendre la portée de sa vision et d’adopter un point de vue presque omniscient sur la scène : elle anticipe en effet toutes les mauvaises ruses des jeunes femmes et parvient, grâce à ce regard prodigieux, à mettre en œuvre le stratagème par le moyen duquel Fonda tombe – littéralement – dans son piège (un croche-patte maquillé en faux mouvement).
C’est bien cette qualité prédatrice du cadre qui est mise en avant dans Héros d’occasion, et ce dès les premières minutes du film : avec le resserrement du cadre, par le moyen d’un zoom sur le visage crispé du héros, Sturges figure l’angoisse d’un personnage dont la perspective se rétrécit soudain, alors qu’il fait le récit de ses mésaventures. Cadre véritablement pétrifiant, puisqu’il constitue ici très nettement un héritage écrasant aussi bien qu’un horizon indépassable pour le personnage de Truesmith : lorsque celui-ci, au début du film, revient dans son village natal en compagnie des marines, sa mère se poste devant un cadre photo renfermant le portrait du père défunt de Truesmith, un vénérable militaire. La vieille dame, après avoir déclaré que feu son mari a désormais l’air beaucoup plus jeune qu’elle, jette un coup d’œil à son fils – dont on lui a fait croire qu’il s’était battu vaillamment – et se fend d’une exclamation un peu hâtive : « J’ai deux héros à présent ! » Or c’est précisément un plan sur ce pontifiant portrait du père qui vient clore le film, manière pour Sturges de retourner l’admiration béate de la mère en critique virulente du paternalisme américain en temps de guerre.
Mais c’est peut-être Infidèlement vôtre qui porte à son paroxysme cette souplesse du cadre : au-delà du morceau de bravoure du film – le récit fantasmé d’un assassinat encadré par des plans rapprochés sur les yeux fiévreux du chef d’orchestre Alfred Carter, alors qu’il est en pleine représentation –, celui-ci est parcouru de scènes qui tour à tour déconstruisent le cadre et s’amusent à reconstituer ce qu’il s’efforçait de mettre en évidence. L’une des premières scènes du film, qui orchestrait les retrouvailles du couple formé par Rex Harrison et Linda Darnell, dialogue ainsi étroitement avec la scène qui le conclut à travers un jeu de variations sur le cadre : au début du film, la réunion des amants à l’aéroport est filmée en gros plan, tandis qu’ils échangent des paroles affectueuses. En contrechamp, un plan cadré avec plus de distance, qui révèle le public en train d’assister à cette réunion tout en la commentant – commentaires qui cependant ne se poursuivent pas dans les gros plans successifs, où l’on n’entend rien que les mots doux échangés par Harrison et Darnell. Cette dissonance va gagner en ampleur dans la suite du film, à travers une série d’incidents qui dérangent l’intimité du couple. En revanche, la dernière scène du film, si elle rejoue dans sa dynamique celle de l’aéroport, entérine quant à elle la réparation de cette intimité mise à mal : le cadre se fait alors cocon qui recueille le couple et le préserve des assauts du contrechamp – il rend enfin possible l’étreinte des amants, interrompue au début du film par l’entrée impromptue du domestique dans la chambre conjugale.
Bafouiller pour mieux régner
Les entrées inopportunes dans le cadre sont récurrentes chez Preston Sturges, et elles ne sont pas uniquement la marque d’un cinéma volontiers vaudevillesque – en ce qu’il assume la part de vulgarité que la screwball comedy peut impliquer. Elles sont en effet comme le signe visuel d’une tendance majeure dans son cinéma : elles portent la marque de ces débordements des corps et du langage qui, s’ils produisent certes des dérapages burlesques, permettent surtout aux héros de Sturges d’aménager l’espace du récit au profit de leur propre mise en scène. Ce sont ces bafouillements de la parole mais aussi du langage corporel, que l’on trouve au centre d’Un cœur pris au piège : Sturges exploite avec une grande précision le décalage entre la persona d’acteur de Henry Fonda et le rôle de jeune premier maladroit qui lui échoit dans ce film. Le souvenir du justicier souverain en toutes circonstances que l’on s’était forgé de lui à partir de ses rôles chez John Ford ou Fritz Lang se trouve ici tout à fait égratigné : chutes spectaculaires, maladresses en tous genres font partie intégrante du personnage de Charles Pike. À ce festival burlesque répond ainsi un comique de mots qui vient insidieusement se loger dans les lieux communs de la screwball comedy : dans une scène où Fonda et Stanwyck sont enfin réunis sur le pont du bateau, un dialogue romantique tout à fait banal s’amorce entre eux. Fonda se lance alors dans la peinture grandiloquente d’un parcours sentimental, sorte d’ekphrasis dégradée du Pèlerinage à l’île de Cythère de Watteau : un couple à différentes stations temporelles de son cheminement dans l’existence. Et pour cause : le tableau que dresse progressivement Fonda finit par être si grotesque qu’il ne ressemble plus qu’à un mauvais roman de gare – un « drugstore novel ». Le bafouillement signe donc ici le règne de l’acteur : il permet à Henry Fonda de tirer parti d’une figure schématique de benêt pour s’y tisser un écrin de jeu à mille lieues de ses compositions habituelles.
« Soyez vulgaire ! » ordonne Alfred Carter à l’un de ses musiciens, dont il juge les coups de cymbale un peu trop timides, au cours d’une scène de répétition dans Infidèlement vôtre : ce n’est pas le moindre des mérites de Preston Sturges que de parvenir à creuser un franc sillon trivial au cœur de films « de qualité hollywoodienne ». Le jeu dangereux avec les limites du code Hays auquel Sturges se livre dans ses screwball comedies est à ce titre particulièrement plaisant à suivre : le réalisateur ose des métaphores tellement lisibles qu’elles dépassent le strict mode de la suggestion, alors d’usage à l’époque pour laisser l’acte sexuel à l’imagination du spectateur sans jamais avoir à le montrer. Dans Le Gros Lot, après avoir reçu une lettre – en réalité une mauvaise plaisanterie – lui annonçant qu’il vient de remporter 25 000 dollars, Jimmy MacDonald (Dick Powell) se rend avec sa fiancée dans un magasin de meubles pour se choisir un lit flambant neuf. Le vendeur leur présente un modèle dernier cri, appuie sur le programme d’aération qui déclenche des secousses très vives, laissant apparaître comme la trace d’un coït fantôme… lequel vient tout à coup illustrer avec une malice grivoise le slogan grâce auquel MacDonald avait remporté le faux concours : « If you don’t sleep at night, it’s not the coffee, it’s the bunk » (« Si vous n’arrivez pas à dormir la nuit, c’est la faute du lit, pas celle du café »). Avec près de cinquante ans d’avance, ce plan fort vigoureux donne exactement à voir ce que Harun Farocki met en scène dans les premières minutes de La Vie – RDA (1990), à travers le raccord entre un plan de jeu vidéo rudimentaire où il s’agit de mimer un coït et la vision d’un matelas secoué par une machine destinée à le tester : une forme de production standardisée et normée du rapport sexuel au sein du système capitaliste – dont la critique, chez Sturges, prend pour véhicule le slogan publicitaire jamais fixé, sans cesse soumis aux inconstances de la doxa.
« Life is a cockeyed caravan » (la vie est une caravane brinquebalante), se hasarde à dire le héros des Voyages de Sullivan lors de sa rencontre avec le personnage de Veronica Lake. « Cockeyed », d’un anglais au fond assez archaïque qui dit bien le plaisir que prend Sturges à jouer avec les mots, à pousser ses récits vers une certaine bigarrure et un sens affirmé du bizarre. Au-delà de sa petite musique singulière, ce trait d’esprit doit cependant être considéré à une échelle plus vaste comme une expression qui, peut-être, renfermerait la quintessence du cinéma de Preston Sturges : celui-ci n’est en effet jamais aussi efficace que lorsqu’il s’attelle à mettre en scène la versatilité de l’opinion publique, versatilité à partir de laquelle peuvent se déployer ses satires de la société du spectacle. Un autre jeu de mot présent dans le dernier mouvement de Le Gros Lot, souligne cela de façon tout à fait subtile : alors que la police fait irruption dans le quartier juif de New York dont est originaire MacDonald, l’une des amies de sa mère se collette avec Shindel, le propriétaire d’un magasin où le héros, dans l’euphorie de son triomphe, avait fait plus tôt des emplettes. Elle l’apostrophe : « Mr. Schwindel ? » avant que l’intéressé ne la corrige : « Shindel ». Le comique de mots s’ancre ici dans un fond naturaliste, puisqu’il vient directement puiser dans la culture juive du quartier représenté et dans les racines yiddish des personnages pour se mettre en branle. De fait, « der Schwindel » est en allemand courant un mot polysémique, puisqu’il peut tout aussi bien désigner un sentiment de vertige qu’une escroquerie. Or, juste après cette altercation, Shindel, comprenant que le Dr. Maxford, magnat capitaliste à l’origine du quiproquo, était de mauvaise foi, retourne sa veste in extremis : « Je m’appelle Shindel, espèce d’escroc ! », répond-il sèchement à son interlocuteur. « Life is a cockeyed caravan » : l’on serait décidément bien en peine de trouver plus belle formule pour rendre compte de ce tourbillon des apparences dans lequel Preston Sturges emporte son spectateur, dans un va-et-vient tendu entre le jeu de masques badin et la critique des idéologies, entre le noyau du couple et le creuset de la société.