Ce n’est pas tout à fait un inconnu que la Cinémathèque française redécouvre en ce mois de juillet propice au rire et à la comédie. Preston Sturges fit déjà l’objet d’une rétrospective en… 1982. Il faut dire que le cinéaste fut sans doute l’un des moins prolifiques de sa génération : d’abord scénariste pour la Paramount (et pas des moindres), il ne réalisa ensuite que treize films, dont huit en quatre ans, les années de guerre. Certains d’entre eux rappelleront quelques souvenirs aux cinéphiles – Les Voyages de Sullivan et la mèche blonde de Veronica Lake, Infidèlement vôtre et les crises d’hystérie sadique de Rex Harrison –, mais la plupart restaient encore invisibles en France jusqu’aux récentes éditions DVD. Une aberration lorsque l’on sait que Sturges est l’objet d’un véritable culte aux États-Unis, et surtout, qu’il révolutionna la comédie américaine pour l’amener en douceur vers les chefs-d’œuvre des années 50. Sturges mélangeait à un rythme effréné, jamais vu jusqu’à alors, tous les styles de comédie, du burlesque au cartoon, en passant par la satire et le comique langagier. Retour sur ce cinéaste d’avant-garde avec son spécialiste français, Marc Cerisuelo.
Preston Sturges est le cinéaste d’une génération – celle de l’Amérique non mobilisée de la Seconde Guerre mondiale. Son œuvre a connu l’oubli et la redécouverte des critiques français. Après 1982, l’œuvre du cinéaste fait l’objet cet été d’une seconde rétrospective à la Cinémathèque française. Elle vient à point nommé illustrer l’ensemble des sources disponibles pour mieux comprendre l’importance du cinéaste dans l’histoire du cinéma. Preston Sturges a montré la voie pour tous les futurs scénaristes hollywoodiens capables de s’imaginer en auteur complet. C’est aussi, au cœur même de l’âge d’or de la comédie américaine, le père d’un nouveau genre de comédie.
Sont désormais disponibles en France, pour les films incontournables, chez Bac Vidéo, les trois réalisations les plus achevées de sa prestigieuse période à la Paramount (The Palm Beach Story, The Lady Eve et Les Voyages de Sullivan, collection Hollywood Classics, (sortie 3 avril 2007) ; chez Carlotta Films (sortie juillet 2007), une luxueuse version d’Infidèlement vôtre, film plus tardif dans sa carrière, comprenant, en bonus, Preston Sturges et la Screwball Comedy, un document sous forme d’interview de Marc Cerisuelo, professeur d’université et écrivain de cinéma, grand connaisseur du cinéaste à qui il a consacré un livre, Preston Sturges ou le génie de l’Amérique (PUF, 2002).
Pour apporter sa pierre à l’édifice, Critikat.com, fort des fréquentations DVD et livresques sur Preston Sturges, a décidé de revenir à la charge de l’érudition de Marc Cerisuelo, dernier exégète français du cinéaste et spectateur attentif de la première rétrospective. Cela donne un entretien passionnant, dont la relecture révèle que Marc Cerisuelo, malgré la matière biographique et chronologique surabondante de son savoir, ne perd jamais le fil de sa pensée, ni les convictions qui l’animent sur l’importance de Preston Sturges. Nous vous présentons cet entretien en trois parties, comme une saga pour votre mois de juillet sturgésien…
Un peu d’histoire tactique : Le complot anti et pro sturgesien
Existe-t-il un complot anti-sturgésien ? Cette partie réunit pêle-mêle l’arrêt de l’âge des studios, les inventions techniques à Hollywood dans des années 1950, une mauvaise rencontre avec un magnat peu recommandable, le suicide d’une apprentie starlette, une cinéphilie française en culotte courte, Hitchcock en personne et l’ombre de François Truffaut…
Question béotienne : Comment fait-on pour trouver un génie méconnu dans l’histoire du cinéma ?
Le cinéma est quelque chose qui s’oublie au fur et à mesure que l’histoire passe. Il y a toute une série de cinéastes qui ont connu la gloire et qui ont été élus, et parmi eux certains restent, certains passent et d’autres mêmes sont parfaitement inconnus et sont découverts tardivement. Ce n’est pas le cas de Preston Sturges qui appartient plutôt à la seconde catégorie. Celle des cinéastes qui ont été vraiment aimés par le public, reconnus par la critique et qui, pour diverses raisons, sont tombés dans l’oubli et sont régulièrement redécouverts, puis retombent dans l’oubli et à nouveau redécouverts…Aujourd’hui c’est un pic dans la reconnaissance mais il tombera sans doute à nouveau dans l’oubli pour être à nouveau redécouvert. Mais pour être plus précis et moins pessimiste, il faut raconter l’histoire.
Preston Sturges a une immense importance dans l’histoire du cinéma parce qu’en 1939/40, il est le scénariste le mieux payé d’Hollywood, il gagne près de 4000 dollars par semaine pour écrire des scénarios. En dollars d’avant-guerre, c’est un salaire quasiment démesuré. Beaucoup de stars ne touchent pas ce cachet-là. Né en 1898, il appartient à la génération des grands d’Hollywood. Salomon Sturges, son beau-père est un homme d’affaires typiquement américain, un homme d’affaires de Chicago. Sa mère a des désirs plus arty tournés vers l’Europe : elle suit Isadora Duncan sur le continent, avec le petit Preston. Ainsi, alors qu’en général les cinéastes américains du grand Hollywood sont des bouseux, des aventuriers – très peu ont fait des études –, Sturges a suivi ses études à Paris et a suivi sa mère et Isadora à Bayreuth.
Le père homme d’affaires et la mère artiste-aventurière, cela le prédisposait au cinéma. Sa mère l’a empêché au dernier moment de rejoindre l’aviation américaine. À son retour aux États-Unis, dans les années 1920, auprès de son père, il a fait une série de flops à Broadway, il a épousé des héritières… Des années 1920 à la Scott Fitzgerald, les Roaring twenties, Sturges est un flambeur alcoolique, génial, une personnalité très étonnante…
Le succès tardif d’une de ses pièces à Broadway, Strictly Dishonorable (Quels sont vos intentions ?), lui ouvre en 1930 les portes d’Hollywood. Scénariste à succès, en 1933, il écrit un film, The Power and the Glory, souvent considéré comme l’ancêtre de Citizen Kane : c’est l’histoire déchronologisée d’un magnat de l’industrie, et non pas de la presse, joué par Spencer Tracy. L’écriture est là mais la mise en scène n’est pas très bonne…
Dès le départ, il avait envie de réaliser. Mais à cette époque-là, quand on était scénariste on restait scénariste. Ce fut le premier à imposer à la Paramount, le bon studio de l’époque, l’idée de son passage à la réalisation. Il a passé un deal historique avec les responsables du studio. Il leur a proposé d’être payé, en dehors de son salaire de scénariste, un dollar pour la réalisation. En fait, les responsables du studio ne trouvaient pas cela sérieux et donc le contrat est de… dix dollars. À partir de là, il réalise son premier film, car la Paramount avait envie de lui faire plaisir, d’une certaine manière.
Gouverneur malgré lui, son premier film en tant que cinéaste, est un film qui obtient beaucoup de succès, et reçoit l’oscar du scénario. La carrière de Sturges en tant que réalisateur est lancée. Il réalise huit films en quatre ans pour la Paramount, deux films par an. Sturges, c’est un peu les Sex Pistols, les Beatles ou Dean Martin et Jerry Lewis : cela dure quelques années, cela marque la mémoire de la culture populaire et c’est fini. Il faut bien comprendre cela : c’est une saison extrêmement brève. Sturges est un éphémère. Sa grande carrière est là, à la Paramount, pendant les années de guerre, la Seconde Guerre mondiale. Il réalisera un dernier film à la Paramount, qui n’est pas une comédie, The Great Moment, inédit en France, jamais distribué mais les cinéphiles le connaissent et il sera visible à la Cinémathèque.
Ce dernier film provoquera une dispute avec le studio et Sturges commet l’erreur fatale de quitter la Paramount, où il était l’égal de Cecil B. DeMille, bien au-dessus de Billy Wilder. Il avait une table royale à la cantine, de la même taille que celle de Cecil B. DeMille ! Il faisait gagner un argent fou au studio. Sa troupe, visible notamment dans The Palm Beach Story, animait la cantine de la Paramount. C’était du délire. Il gagnait un fric fou mais en dépensait trois fois plus. Il avait créé une cantine du soir dénommée The Players sur Sunset Boulevard. On y mangeait très bien, c’était pas cher et un véritable gouffre financier en pleine guerre mondiale.
Les adolescents de cette époque-là ont fait de Sturges une idole. Il a marqué une génération de jeunes restés au pays : Stanley Cavell, né en 1926 ou le documentariste Richard Leacock, né en 1925, qui ont craint d’être la dernière génération à devoir partir sur le théâtre des opérations… Ils connaissent ses dialogues par cœur. Il fut l’idole des années de guerre, un très grand moment du cinéma américain : début du film noir, des films de Minnelli, de Wilder, premier film de Welles… Mais le plus important, c’était lui.
Après avoir quitté la Paramount, il s’associe avec Howard Hugues, immense erreur à nouveau. Sa carrière se termine, car il ne tournera plus que quelques films…
Interrompons ici le cours de sa carrière, en 1945 – 1946 : au moment du retour des films américains sur les écrans français, le début de la véritable cinéphilie française, avec Bazin et autour de La Revue du cinéma, de L’Écran français, de la Cinémathèque Française avec les premières projections de Langlois. Pour eux, Sturges est une idole. Il existe ainsi plusieurs textes de Bazin qui entérinent l’idée de deux cinéastes importants apparus pendant les années de guerre : Orson Welles et Preston Sturges. Il est au pinacle, au sommet de la réputation esthétique et artistique pour les cinéphiles français et l’oubli…
Justement pourquoi et comment Sturges ? Aujourd’hui c’est la Rétrospective à la Cinémathèque, la sortie DVD chez Bac Film, un titre tardif édité chez Carlotta sur lequel vous intervenez… Mais avant, qu’est-ce qui se passe ?
Sturges est resté un auteur de cœur pour les Américains. La survie de l’œuvre de Sturges est très différenciée entre les États-Unis et la France. Aux États-Unis, il y a un prix Preston Sturges, le Sturges Award. Ses scénarios ont été édités parmi plusieurs volumes de scripts et divers autres écrits de Preston Sturges, ce qui a été capital pour sa reconnaissance universitaire et académique. Moi, je l’ai découvert au même moment avec la rétrospective française. Entre-temps, il avait disparu…
En France, dans les années 1990, tout un collectif de cinéphiles a travaillé autour de l’œuvre du philosophe américain Stanley Cavell. Grâce à son nom et à son travail sur la comédie américaine, et grâce à Patrice Rollet, on a commencé à réintégrer le nom de Sturges avec ceux de Capra, Hawks, Lubitsch. La publication en 1993 aux Cahiers du cinéma de Pursuit of Happiness (À la recherche du bonheur, éd. de l’Étoile) par Patrice Rollet est à la source de la découverte du philosophe par les lecteurs français. Or, Cavell commence son ouvrage avec The Lady Eve de Preston Sturges… J’ai moi-même édité La Projection du monde, son premier livre sur le cinéma et fait des colloques, dirigé un collectif et écrit un livre avec Sandra Laugier autour de l’œuvre de Cavell. Il faut ajouter que Trafic a été un grand vecteur de la connaissance en France de l’œuvre de Cavell. Cavell est un relais pour Sturges…Cela fait partie du paysage.
Mais pourquoi Sturges a‑t-il disparu de la mémoire des cinéphiles ?
Parce que sa carrière s’est arrêtée en 1949. C’est-à-dire qu’après l’épisode Paramount, l’association avec Hughes s’est achevée sur un film, Mad Wednesday, qui devait marquer le retour d’Harold Lloyd : commencé en 1946, il devait sortir en 1947, mais il est resté finalement dans les tiroirs de Hughes pour ne sortir qu’en 1950, au moment où Hugues se désintéressait du cinéma. En dehors de Mad Wednesday, Sturges ne réalisera que deux films, cette fois pour Zanuck à la Fox : Infidèlement vôtre, en 1948, son dernier bon film, avec Rex Harrison. Une jolie comédie américaine, sans le tempo de l’époque Paramount, mais très en avance sur son temps sur le couple fantasme/échec, qu’on retrouvera dans Sept ans de réflexion avec le Rachmaninov de Tom Ewell pour séduire Marilyn Monroe. C’était déjà dans Infidèlement vôtre et son histoire de chef d’orchestre jaloux qui veut se venger de sa femme qu’il croit infidèle.
Mais ce film a été un film maudit. Rex Harrison, marié à Lilli Palmer, a eu une aventure avec Carole Landis, une jeune actrice. On ne sait pas exactement ce qui s’est passé, mais Harrison a rompu et la jeune femme s’est suicidée au moment de la sortie du film. Il y a eu une sorte de télescopage entre ce mari jaloux qui veut tuer sa femme et Rex Harrison qui provoque le suicide de Carole Landis. Cela a nui à la réputation du film.
Ensuite, Sturges a réalisé un dernier film aux États-Unis, le second film pour Zanuck, qui avait regretté de ne pas l’avoir eu à la Fox au moment de son grand contrat avec la Paramount. À nouveau disponible après la fin du contrat avec Hughes, et alors qu’il a fichtrement besoin d’argent, il fait ses deux films pour Zanuck. Le dernier est un film délirant, pas très bon, mais dont la Cinémathèque française possède une copie absolument magnifique, quasiment jamais utilisée : Mam’zelle Mitraillette, (The Beautiful Blonde from Dashvill Band – un vrai titre à la Sturges) avec Betty Grable, la star de la Fox, la pin-up. C’est pré-Monty Python, curieux, une sorte de western comique et en couleur, très parodique. C’est son seul film en couleur et son seul western. Après 1949, c’est fini. Le retour au théâtre n’a pas marché. Il retourne ensuite en France et réalise beaucoup plus tard son dernier film dans sa seconde patrie, à Paris, en 1955. C’est une adaptation du second best-seller de l’après-guerre après celui de Françoise Sagan, Les Carnets du Major Thompson de Pierre Daninos. La France, vue avec les yeux d’un militaire britannique : immense succès de librairie et film Gaumont avec Martine Carol et Jack Buchanan, le partenaire de Fred Astaire dans Tous en scène. Le projet était magnifique mais la Gaumont a imposé qu’on reprenne exactement l’ordre des séquences du livre avec l’argument du best-seller qu’on ne veut pas transformer : on filme le livre. Le projet plus ambitieux de Sturges est passé à l’as et le film est relativement médiocre.
La critique française n’a plus rien à se mettre sous la dent. Ce qui explique qu’elle n’ait pas voulu ou pensé s’intéresser à nouveau à sa carrière.
Exactement ! Une des racines de l’oubli, c’est ça : Sturges arrête de faire des films à Hollywood en 1949. Or, c’est le moment des débuts en France de la cinéphilie. Il y a quand même eu des grands papiers consacrés à Sturges, notamment de Bazin, jusque dans la fin des années 1940, repris dans Le Cinéma de la cruauté, la réunion de textes édités par François Truffaut dans les années 1970. Mais fin 1950, il y a une grande perturbation dans la force de la critique française : La Revue du cinéma s’arrête ; L’Écran français devient 100 % communiste ; Objectif 49, le grand cinéclub, périclite…
Au moment où Sturges arrête de faire des films, la cinéphilie française est en crise. Bien sûr, elle va rebondir. En 1951 les Cahiers du cinéma sont créés, en 1952, c’est le tour de Positif, des revues qui vont mettre en avant la politique des auteurs : le film américain n’est pas seulement une création de studio ; mais il y a de grands artistes dignes des temps du cinéma muet, qui ont une importance capitale dans la réalisation des films. Pour les Cahiers, on le sait bien, les grands noms sont Alfred Hitchcock et Howard Hawks. Or, chaque année, il y a le dernier Hitchcock : Rear Window, A Stranger in the Train. C’est l’époque, ça tombe bien, des plus grands Hitchcock. Chaque année, il y a également des grands films de Hawks : Les hommes préfèrent les blondes, Monkey Business… Et puis, des grands films de Fritz Lang : The Big Heat, La Cinquième Victime, Moonfleet. L’idée de « l’auteur » de Truffaut et Rohmer est vérifiée dans les actes… et il n’y a plus de films de Sturges à ce moment-là. C’est une des raisons, pour répondre enfin à la question, pour lesquelles Sturges a été oublié. En résumé et en un mot : il a disparu au moment de « la politique des auteurs ».
Pour en rajouter, j’ai l’impression que les grands films de Sturges appartiennent à une époque hollywoodienne révolue. Ces films sont très liés à l’époque de Capra ou Cukor et de tous ces films qui sont fait pour oublier la crise des années 1930. Les films de Sturges, comme Les Voyages de Sullivan appartiennent à cette époque-là et sont très différents des films postérieurs. C’est donc peut-être aussi parce que Sturges n’appartenait pas au genre des films soutenus par la théorie des auteurs.
Oui, aussi. Positif, capital pour la reconnaissance de Sturges, suivra également sa ligne et ses cinéastes à ce moment-là, sans faire de retour en arrière.
Dans les années 1950, le nouveau facteur, c’est l’arrivée de la télévision. 1948 c’est aussi la date de la délibération de la Cour suprême qui impose aux grandes compagnies de cinéma de se séparer de leurs salles. On ne peut plus avoir tout à la fois : les salles et les outils de production que sont les studios. C’était trop beau. Auparavant, il n’y avait pas de grosse pression sur les résultats au box-office, car le film produit et tourné par un studio, s’il n’était pas une superproduction, coûtait un certain prix et faisait sa carrière dans les salles du studio. Même sans obtenir de grands succès, le studio ne perdait pas d’argent. Tout se complique à partir du moment où on ne peut plus compter sur cette économie en circuit fermé de monopole, parfaitement illégale, surtout dans le système capitaliste américain, un système d’ailleurs attaqué constamment depuis 25 ans dans l’histoire du cinéma américain mais qui a profité pour perdurer de la grande dépression en 1929 et du répit de la Seconde Guerre mondiale…
En 1948, l’acte de la Cour suprême dit : c’est fini. Le cinéma éprouve beaucoup de difficulté et doit se confronter à la concurrence de la télévision. De 1948 à 1963 : c’est quinze ans de crise, en gros, qui aboutissent à la liquidation des studios au début des années 60, précisément en 1962 – 1963 : la pire année du cinéma américain, Cléopâtre en étant le symbole.
De plus, les films réalisés dans les années 1950, par exemple les films de Hitchcock, sans doute les plus caractéristiques, ou les grandes comédies musicales en couleur, bénéficient d’une technologie tout à fait nouvelle : le son stéréophonique, le Cinémascope, la couleur généralisée pour les grandes productions. Tous ont fait vieillir le cinéma américain des années 1930 et 1940. Le film des années 1950 possède un autre son et un autre grain. Il est beaucoup plus beau, quelle que soit sa valeur ; il est plus proche de nous. Cela repousse Sturges plus loin dans l’histoire du cinéma, alors que dix ans plus tôt, il a été décisif pour faire accomplir sa mue à une partie du cinéma, celui de la comédie américaine en lui donnant une décharge électrique, dont elle avait besoin.
La comédie américaine des années 1930 avait vécu. Capra, à l’exception notable de It’s A Wonderful Life, n’a plus fait de vrais films importants. Capra est un cinéaste des années 1930. Lubitsch aussi a fait l’essentiel de sa carrière dans les années 1930 jusqu’à To Be or Not to Be. Le regain, pour la comédie, c’est à 80% Sturges qui l’apporte. Pour différentes raisons. On a déjà dit que c’est le premier scénariste à réaliser ses propres films. C’est le premier auteur à passer à la réalisation ; auteur, non pas au sens Cahiers du cinéma, le metteur en scène, mais à l’autre sens du mot auteur, c’est-à-dire celui qui écrit et réalise ses films. Plutôt la tendance Positif, la conception américaine de l’auteur complet : l’écrivain-cinéaste. Ce n’est pas qu’il n’y en avait pas beaucoup, ça n’existait pas. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, à la Warner, le studio le plus dur, le scénariste pointait et devait écrire onze pages par jour sur du papier carbone à remettre au bureau, le soir, en partant. C’est connu mais voilà pourquoi les grands écrivains n’ont pas tenu à Hollywood et ne se sont pas adaptés : Chandler, Faulkner, Fitzgerald… Mankiewicz et Wilder sont très cruels avec eux en reconnaissant leur talent d’écrivain mais en disant qu’en tant que scénaristes ils sont nuls. Ce n’est pas le même métier.
Une esthétique frénétique : Le style, c’est l’homme
Le propre du génie n’est pas de faire dans la mesure. Avec Preston Sturges : on tombe, on explose, on ruine une pièce, une voiture, une loge, plusieurs wagons de train, on réunit une troupe à l’écran et on les fait parler plus vite que son ombre…
Suivant cette conception américaine de l’auteur, quels sont les traits propres aux scénarios sturgésiens ? Y a‑t-il un lien entre ses scénarios écrits et ceux réalisés ?
Il a eu la chance de faire ce qu’il a voulu. Selon la métaphore de Billy Wilder, pourquoi ne reste-t-on pas scénariste ? Être un bon scénariste c’est bien préparer le lit et au moment de coucher avec la fille, c’est un autre qui couche avec. Pourquoi ? Dit à la Wilder, de façon viennoise, c’est l’idée que, au-delà du plaisir personnel, si on est bon, le lien entre l’écriture et la réalisation doit être ténu.
Pour répondre à la question de manière plus scolaire : il y a un aspect thématique et un aspect plus ou moins lié au style. En ce qui concerne la thématique, c’est une vision de l’Amérique à la fois extrêmement tendre et très satirique et caustique. Sturges se considère comme Américain. C’est son côté homme d’affaires. Il a voulu et gagné beaucoup d’argent en bon Américain. Sturges, ce n’est pas l’artiste qui plane.… Il y a toujours des milliardaires dans ses films. Cette thématique américaine conçoit le riche comme Emerson, l’écrivain philosophe transcendentaliste américain le concevait comme l’idéal de l’humanité. C’est l’inverse d’une vision marxiste de la société. Le riche, c’est nous en mieux. Il peut tout se permettre. Emerson le dit à propos de la lecture. « Quand nous lisons, nous nous comportons comme des riches », dit-il. Thoreau dira un peu la même chose ; le matériel ne suffit pas ou plutôt le riche serait celui qui fait de son temps de loisir quelque chose, c’est-à-dire l’idéal de l’humanité, plus que le temps de loisir lui même. Sturges participe de ce mouvement-là. Il n’est pas non plus béat devant les riches, car ils montrent leur inadaptation, leur séparation du monde. Il a inventé des personnages de milliardaires magnifiques. Dans The Palm Beach Story, Rudy Vallee fait les comptes, mais cela n’a strictement aucune importance. L’argent tombe comme une sorte de corne d’abondance.
Si ce lien avec l’argent vient bien du « génie de l’Amérique » comme vous venez de le rappeler, Sturges ne le déconnecte pourtant jamais d’une éthique plus large, qu’il voudrait propre à tous les Américains. C’est caractéristique pour moi dans Infidèlement vôtre avec le personnage du détective privé, métier que le héros chef d’orchestre méprise, bien que le détective soit un véritable mélomane. Une autre forme de génie américain plus populaire et plus partagé qu’on ne croit…
Sturges reprend ainsi, à son compte, le thème du mélange entre la culture populaire et la culture d’élite. C’est typiquement américain. Il peut mettre effectivement du Wagner dans The Lady Eve au moment de la vengeance de Barbara Stanwyck dans le train et toute une série de haute culture qui traverse quelque chose qui est spécifiquement populaire. C’est typique du génie de Sturges, à travers ses dialogues et la construction de ses personnages. Il donne donc un style très nouveau, allumé, qui réoriente la relation charnelle qu’on peut avoir avec l’Amérique, qui doit trouver sa propre voie, en dehors de la voie européenne. Ce n’est pas seulement la voie de l’argent, du travail, l’image caricaturale de l’Amérique… C’est parce que Sturges a bien connu l’Europe, Paris et la culture européenne, qu’il est d’autant plus un authentique américain. C’est inédit dans l’histoire du cinéma américain et de la comédie américaine.
Preston Sturges est aussi un très grand dialoguiste, très rapide. Seul quelqu’un qui a écrit ses dialogues peut les filmer comme cela. On le voit dans Miracle of Morgan’s Creek : l’ouverture, les personnages joués par sa compagnie d’acteurs, la Stock Company. C’est extraordinaire ce remplissage de l’espace visuel et sonore. Là, le cinéma évolue. Ce qu’on va trouver en France dans la mise en scène du son, chez Godard par exemple, c’est déjà là, d’une certaine manière. Cette idée que le film rêvé, c’est celui où l’on voit énormément de choses mais aussi celui où l’on en entend autant. La surcharge n’est pas pesante. La forme sonore se déploie, je crois, comme jamais auparavant, sauf dans la rapidité des dialogues de Hawks. Mais Hawks doit beaucoup à la grande comédie américaine de Broadway, qui est un spectacle raffiné, sophistiqué mais qui n’a pas exactement la même charge naturelle que celle de Preston Sturges. Sturges réactive un profond magma populaire américain, qui apparaît beaucoup plus dans ses comédies que chez les grands écrivains de la fin du XIXe siècle comme Henry Adams, Henry James, Edith Wharton ou dans les grandes productions inspirés de Broadway.
Pour prolonger la réflexion stylistique, à partir du son, il y un autre travail de Preston Sturges qu’on peut appréhender. C’est tout le travail du cinéaste en lien avec le genre du burlesque dans sa transmutation dans le cinéma parlant américain. Je pense notamment à la scène du porche de Miracle au village lorsque les émotions du héros sont soulignés par la bande son ou encore dans Infidèlement vôtre, les conseils du chef d’orchestre en direction du joueur de cymbale qui l’enjoint à ne pas avoir peur de la vulgarité… Preston Sturges est un cinéaste qui ose !
Qu’est-ce qu’il fait qu’il modernise la comédie américaine ? Comment est-ce qu’il choisit de la revitaliser ? C’est ce qu’on vient de dire autour de la thématique américaine mais aussi, dans l’histoire du cinéma, la manière dont il se retourne vers le passé du cinéma comique, c’est-à-dire le burlesque. En fait, il injecte une véritable dose de slapstick dans la comédie américaine. Cette tendance est déjà présente dans la screwball comedy, dont il avait été un grand scénariste.
Il reprend aussi la veine sadique du burlesque. Plus le personnage a mal, plus c’est drôle…
Tout à fait, la réactivation du burlesque est toujours présente dans ses comédies. C’est le cas par exemple dans The Lady Eve, reprise d’une sorte de thème biblique comme le titre l’indique, et le générique avec le serpent, doté de claques et de maracas, qui descend l’arbre de la connaissance qui brise une sorte d’hymen en plongeant dans le O de Preston. Ce film luxueux tourné avec des stars parle de nos ancêtres, Adam et Eve, mais aussi de Chutes avec un C majuscule. Cette Chute se retrouve dans une série de chutes minuscules, véritables reprises du burlesque : Henry Fonda n’arrête pas de s’étaler dans ce film.
On retrouve cela dans Miracle au village avec les chutes à répétition du père qui élève seul ses deux filles et qui, lorsqu’il décide de botter les fesses d’une des deux, chute inexorablement…
Dans Miracle au village, il y a aussi une autre sorte de chute : une chute ascensionnelle lorsque l’héroïne qui, en chutant sur un pas de danse, heurte une boule d’un night club lors de la première soirée. Idée brillante : elle tombe par le haut…
Tout cela nous plonge dans l’importance récurrente de la métaphore allongée de la sexualité dans l’œuvre de Preston Sturges. Dans Miracle au village, elle succombe en une seule nuit.
Oui, mais c’est aussi la Nuit d’ivresse de Shakespeare…
Soit, mais avouez que plusieurs des références ne sont pas shakespeariennes. L’esclavage sexuel comme une possibilité de survivre dans Les Voyages de Sullivan par exemple…
La présence de la sexualité est majeure et tout à fait réelle. Pour revenir au style. Si Preston Sturges va vers l’amont avec le burlesque, il va aussi vers l’aval en étant le premier cinéaste de la comédie à entretenir une véritable relation avec le dessin animé, le premier à cartooniser la comédie américaine. On voit dans la plupart des films de la Paramount que les personnages jouent comme des personnages de dessin animé. Il existe des scènes et des musiques très caractéristiques du dessin animé. A cet égard, l’exemple canonique c’est au début de The Palm Beach Story avec le jeu du chat et de la souris entre Claudette Colbert et le milliardaire de la saucisse qui visite l’appartement, sur une musique conçue à la manière de celle d’un Tom et Jerry. Tom et Jerry qui viennent de connaître leur premier grand succès, immédiatement avant. Autre grand moment de cartoonisation très caractéristique dans le même film : quand l’héroïne décide de partir, après une nuit de réconciliation, pour mettre à exécution son projet, partir trouver un milliardaire en Floride. Au réveil, elle écrit à son mari que leur réconciliation ne change rien à la logique de la situation mais elle ne sait pas comment placer le mot. La seule idée qu’elle trouve c’est de prendre une épingle et de planter le mot sur l’édredon. Évidemment, elle réveille son mari avec l’aiguille. La scène qui suit est une poursuite à la Tom et Jerry. La même musique… Il tombe dans les escaliers, il descend en peignoir, etc… C’est une véritable scène de dessin animé et n’oubliez pas qu’il s’appelle Tom et qu’elle s’appelle Géraldine et que pendant tout le film on l’appelle Jerry. L’intention est manifeste. Pour finir sur ce point, l’héritier de Sturges, c’est Frank Tashlin, un cartooniste qui a créé le personnage de Porky. Dans les années 1950, il continuera l’aventure de Sturges. Lui sera peut-être le premier à mettre d’accord les tribus rivales de la cinéphilie française avec les grands articles de Godard d’un côté et de Robert Benayoun et Roger Tailleur. Il réunit la cinéphilie moderne autour de la comédie moderne en couleur. Il fait peut-être les films qu’aurait pu faire Sturges s’il avait continué : La Blonde et moi, 1956, sur le rock et La Blonde explosive, en 1957, sur le milieu de la publicité, avec Jane Mansfield.
Le mot anglais de « madcap comedy » définit-il cette cartoonisation ?
Non. La « madcap comedy » précède un peu Sturges. « Madcap » signifie écervelé, décervelé, décoiffé.
États d’âmes : L’Amérique (en guerre) de Preston Sturges
Preston Sturges est le héraut d’une génération pas commeles autres. Découvrez comment Marc Cerisuelo vous convainc de son portrait en dandy et en anti-Capra.
Les comédies de Preston Sturges sont très en avance et devancent les comédies de Hawks et Wilder. Mais de là à faire de Preston Sturges l’anti-Capra par excellence… Pour moi, Sturges fait office de transition entre les années 1930 et les années 1950. Il reprend des choses déjà présentes chez les cinéastes des années 1930, Capra en tête, dans Miracle of Morgan’s Creek ou Héros d’occasion, où pour le coup les héros ne sont pas des milliardaires. Ce sont l’américain moyen et le discours de l’honnêteté.
Effectivement Héros d’occasion possède une scène de coming-out qui ressemble à des grandes scènes de Capra. Mais en même temps, quand je dis que c’est l’anti-Capra, par ailleurs sans amertume contre Capra que j’aime beaucoup, c’est que Sturges se voyait comme cela. C’est plutôt un anarchiste de droite qui aime le fric alors que Capra est un républicain, purement lincolnien, plus qu’un homme de gauche d’ailleurs. Sturges est un anar à la Antoine Blondin. Ce n’est pas quelqu’un qui croit au progrès. L’Amérique qu’il défend est plutôt une somme d’individualités qu’une Amérique qui doit se serrer les coudes. C’est un satiriste. Il est comme Aristophane, Swift, Lucien de Samosate, Voltaire aussi par certains aspects. C’est un méchant dans la satire. Il aime les gens plutôt que les longs discours qu’on porte sur eux. Capra est un phraseur pour lui. L’idéologie de Capra n’est pas la sienne, il ne croit pas au républicanisme de Capra. Il croit aux valeurs profondes de l’Amérique mais pas au discours qui fait l’apologie de ces valeurs.
Que faire alors de la déclaration d’opinion des Voyages de Sullivan lorsque Preston Sturges se met en scène et affirme : « Moi ce qui m’intéresse, c’est le luxe, c’est la comédie car il faut faire rire les gens ». C’est une déclaration d’opinion, dans la tradition du cinéma américain qui souhaite être populaire et réunir un grand nombre. Les pauvres n’ont pas envie de voir des films qui parlent d’eux, mais de rire… Ainsi la scène de fin des Voyages de Sullivan, où l’on voit les prisonniers rire de façon très émouvante devant une comédie. N’est-ce pas caprien tout de même ?
C’est pourtant le film où Sturges se définit nommément comme l’anti-Capra. C’est un film sur la façon de faire des comédies à Hollywood, un métafilm, un film qui parle du cinéma, où sont nommés deux cinéastes de comédie : Capra et Lubitsch. Capra c’est « What’s the matter with Capra ? » : plutôt sec. Et Lubitsch, produit maison de la Paramount en plus, est la référence pour le personnage de « The Girl » dans le film. Pour revenir sur cet aspect anarchiste de droite, satiriste, on le voit là vraiment. Le film est tiré de Jonathan Swift. Le héros n’arrive pas à quitter Hollywood, comme Gulliver qui est toujours renvoyé à Londres. C’est le même type de narration.
Sturges ne veut pas être dupe, se leurrer quand il parle de l’Amérique, sans que cela empêche la générosité, sans cynisme. Il parle malgré tout de la misère. Il raille la prétention de celui qui n’est pas fait pour cela et qui voudrait parler au nom des miséreux, du peuple ; c’est donc bien malgré tout, à mon avis, l’anti-Capra… Mais en même temps, il y a le voyage au pays du peuple : ces huit minutes silencieuses de film muet quand le réalisateur parcourt les asiles de nuit avec Veronica Lake, déguisée en garçon. Le fils de Preston Sturges me disait que c’était la scène dont son père était le plus fier. Il y a bien une ambiguïté. Même si Sturges n’est pas Capra, ce n’est pas nécessairement l’anti-Capra. Il tient les deux.
Les Voyages de Sullivan est un métafilm qui parle déjà de la comédie des années 30, avec les deux grandes options qui sont Capra et Lubitsch, et la voie moyenne de la screwball comedy que Sturges renouvelle. La boucle est bouclée.
Dans l’œuvre de Sturges, deux films mettent en scène l’armée engagée dans le conflit mondial en cours : Miracle of Morgan’s Creek et Héros d’occasion. Et à deux reprises, le personnage principal regrette d’avoir manqué son incorporation dans l’armée américaine. N’est-ce pas une pierre à l’édifice construit en hommage aux valeurs américaines par le cinéma américain en croisade ?
Il ne s’agit pas tant de la frustration des héros que d’une part de peur et de mauvaise conscience, de peur de ne pas être à la hauteur… Cela rejoint l’état d’esprit des adolescents américains qui s’inquiètent de leur départ à la guerre et se demandent s’ils en seront capables, tout en étant bien contents d’être à l’arrière et donc culpabilisent pendant que les autres se font tuer. C’est pour cela que Miracle of Morgan’s Creek est le plus grand succès de l’année 1944. Preston Sturges parle de quelque chose de sensible, de réel dans l’imaginaire américain de cette époque-là ; il parle à la génération qui a entre 15 et 18 ans, donc les gens qui vont au cinéma et qui ne sont pas mobilisés, bien que certains soient mobilisables.
En quelque sorte, il est le cinéaste des Zazous américains ?
Il y a de ça. C’est l’idée qu’on s’amuse en temps de guerre, ce qui a profondément marqué le public américain. Le critique de film américain James Agee écrivit à la sortie de Morgan’s Creek que les employés du Breen Office – du nom de Joseph Breen, le directeur, les employés qui faisaient appliquer le code de censure, le fameux code Hays – avaient sans doute été violés pendant leur sommeil pour avoir laissé passer un tel film… Remarque géniale quand on connaît le sujet du film !
Un film où Sturges montre que l’événement le plus important pour les États-Unis n’est pas le tournant de la guerre mais la naissance de sextuplés qui paralyse les gouvernements de Hitler et Mussolini…
À ce propos, la manchette allemande : « Hitler demands recounts » évoque la démocratie américaine et le recompte des voix.
Sturges m’évoque un autre cinéaste pour des raisons totalement différentes : c’est John Ford. Sans être des films fordiens, il y a la présence d’une troupe, l’importance des personnages secondaires, le personnage anti-héros, l’importance des gueules…
D’accord, à la nuance près, d’un Ford un peu plus ancien. C’est le Ford des années 1930, des westerns, ou des films avec Will Rogers. Une vision de l’Amérique proche de Mark Twain. Cet imaginaire rime avec celui de Preston Sturges.
Les ouvertures des films de Sturges sont des inventions narratives hallucinantes et des dispositions scénaristiques incroyables. Une fois sur deux, ce sont des fins qui ne se résolvent pas toujours… The Palm Beach Story en serait le parfait exemple.
Le générique de The Palm Beach Story est incompréhensible. Il ne peut se comprendre rétrospectivement que si l’on a vu que la toute dernière image du film. Et encore… Qui a épousé qui ? Une phrase de dialogue dit avec sincérité que les problèmes ont commencé avec l’existence des jumeaux. Cela renvoie au générique. L’introduction du film est une énonciation et une position toute particulière. Cette introduction, c’est ce qui s’est passé le jour du mariage. Claudette Colbert est à la fois devant le prêtre et enfermée dans un placard…
C’est aussi un générique qui a une fonction par rapport à l’idée de mariage. Le film est d’ailleurs une grande comédie du remariage. The Palm Beach Story devait être le huitième film étudié par Cavell, mais il ne l’a finalement pas intégré car il disait, à juste titre me semble-t-il, que le film multipliait les remariages au-delà du raisonnable ! Avec la question du mariage, on a un début comme une fin dans The Palm Beach Story. Le mariage n’est pas heureux, donc le film du remariage peut commencer. Mais ce générique c’est d’abord la frénésie, le mot qui définit le style de Sturges. Cette frénésie grisante, sert à nous déconnecter du logique qu’on ne pourrait pas reconstituer – on ne sait pas où se situer à ce moment-là.
Le début du Miracle au village est d’autant plus impressionnant qu’il fait intervenir une autocitation puisque les personnages qui décrochent le téléphone au début du film, le gouverneur et son adjoint, sont les personnages de The Great McGinty, le premier film de Sturges, une comédie sur le monde de la politique. Quand on connaît l’œuvre chronologique de Preston Sturges c’est hilarant : l’ancien gouverneur barman dans une île tropicale est redevenu gouverneur… et son adjoint, censé être en prison pour 99 ans, est là. Il y a un côté private joke absolu.
Toutes les ouvertures de Sturges sont une relecture des codes du cinéma traditionnel. Une fois de plus, il prend à bras le corps le cinéma et le dispose autrement. Comme tous les très grands cinéastes qui font des références au cinéma, il interroge son art là où il se trouve : à Hollywood au début des années 1940. Il reprend les codes narratifs, les concepts de début, de fin et mélange des deux.
Pour finir, d’un critique à l’autre, parlons de vous, du style de votre ouvrage qui a eu le prix de la critique de cinéma 2003. Pas de notes de bas de pages, pas de mots universitaires non explicités tout en ayant une attention au contexte et à une pragmatique, un art de vivre à partir de l’œuvre du cinéaste. C’est un geste critique atypique pour un universitaire de cinéma, non ?
Music to my ears… Pour le dire, et quitte à parler de soi, j’ai été très content de trouver la citation d’Antoine Blondin : « c’est un livre écrit pour faire plaisir à mes amis. » Après la thèse universitaire retravaillée, l’ouvrage Hollywood à l’écran, avec plein de notes en bas de page, de la philosophie, c’est un texte différent, autour d’un objet agréable et qui dit en même temps beaucoup de choses. C’est un livre où j’ai fait attention à intéresser le lecteur sans qu’il soit un spécialiste, bien que Sturges, oublié-redécouvert, soit aussi le cinéaste des cinéphiles. J’ai été sensible à un côté dandy, à l’élégance de Sturges ; c’est le Sturges de la photographie de couverture : un Sturges qui porte beau, extrêmement élégant, bien habillé, mais qui tient un verre vide et une clope consumée. Il est déjà fini. C’est une photo prise à Paris. Si je devais écrire un compte rendu positif de mon livre, je dirais qu’il correspond sans doute à la photo de couverture.