Étant donné le peu de films tchèques qui parviennent jusqu’à nos pupilles, il est toujours intéressant de se pencher sur ce qu’ont à nous offrir les cinémas peu distribués. Il est aussi probable que sans la vitrine du festival de Berlin, Moi qui ai servi le roi d’Angleterre n’aurait pas traversé les Alpes : qu’importe, Jirí Menzel nous livre ici une fable foisonnante et inventive marquée une fois de plus par les blessures d’un pays que le XXe siècle n’a pas épargné.
Jirí Menzel est un des grands réalisateurs tchèques né de la «Nouvelle Vague» européenne des années 1960 : l’Europe occidentale le connaît pour avoir participé à quelques films collectifs comme The Cello qui comptait au générique Bernardo Bertolucci ou Claire Denis. Oscar du meilleur film étranger en 1968 pour Trains étroitement surveillés, Jirí Menzel adapte depuis plus de trente ans les romans de Bohumil Hrabal, spécialiste de l’humour noir et du grotesque littéraire tchèque : chacun avec son matériau de travail a critiqué férocement les divers régimes totalitaires qu’a connus le pays et rencontré évidemment quelques problèmes avec les comités de censure. Menzel est le digne héritier d’un «cinéma de velours» où l’histoire est un décor absurde, passager, qui soumet les êtres à une fatalité plus ironique et fantaisiste que tragique. Film tout autant que les précédents fondé sur le décalage des représentations réelles et des représentations cinématographiques, Moi qui ai servi le roi d’Angleterre propose un parcours initiatique curieux dont le « héros » vieillissant, éternel spectateur de sa vie et des événements politiques, raconte son histoire.
Jan Dite («l’enfant» en tchèque) sort de prison : condamné on ne sait trop pourquoi à quinze ans, il n’en a «heureusement fait que quatorze ans et trois mois». Envoyé dans un ancien village allemand près de la frontière, il profite de cet espace abandonné après la Seconde Guerre mondiale et de sa rencontre avec une jeune prostituée pour construire le récit de son existence. Jan a vendu des saucisses de Francfort sur un quai de gare avant de devenir serveur à Prague, au fameux Paritz, d’épouser une enseignante amoureuse d’Hitler, d’être décoré par le roi d’Éthiopie… Si l’on regrette parfois la tendance un peu facile au plan fixe alors que l’intérieur du cadre est toujours extrêmement foisonnant, on est rapidement happé par l’originalité du personnage principal, sorte de Forrest Gump réussi, qui passe vingt ans d’histoire sans comprendre le tumulte dans lequel il est plongé, toujours au-dessus des préoccupations humaines, et donc toujours en dehors du monde. De la dictature nazie il ne retiendra que la femme qu’il épouse «parce qu’elle est aussi petite que lui» -épouse interprétée par Julia Jentsch, révélée en France par Sophie Scholl-; de la dictature communiste, il ne retiendra que sa propre réussite financière qui le perdra aux yeux des nouveaux prophètes.
Ironie scandaleuse et subversive du film, Jan n’est ni un profiteur opportuniste ni un crétin absolu : c’est une sorte de nouveau Candide dont la malchance aura été la meilleure alliée. Chaque nouvelle étape a pour origine une rupture (le renvoi d’un établissement, une richesse inattendue) simple, modeste. Rien ne fait événement ici : suivant son destin comme on suivrait une voiture sur l’autoroute, Jan prend les trains en marche. À force de regarder les autres vivre, de contempler l’attirance des humains pour l’argent -il jette des pièces de monnaie pour s’amuser à voir les riches clients s’abaisser, se ruer sur le sol pour quelques centimes-, Jan se fait œil, mais ne parviendra jamais à prendre chair, et donc à devenir l’instigateur de ses choix, bref à être libre. Le ton de la voix off est en cela assez curieux : rien n’est grave, rien n’est sérieux. «Ce lieu de désolation m’allait comme un gant» dit Jan en définissant le poste de frontalier qui devient la scène de ses souvenirs. On retrouve ici le propre des contes de Hrabal : Jan n’influence en rien son destin et ne fait finalement que regarder et subir les dispositions naturelles.
Jirí Menzel fait également sienne l’idée de la déformation humaine : ses personnages bien humains semblent être créés de toute pièce par un contexte ou par un reflet, comme chez Renoir. Moi qui ai servi le roi d’Angleterre mélange ainsi tous les genres (de la comédie burlesque au film historique) en détournant leur vocation. Visiblement admirateur de Chaplin, il réalise un film muet dans l’introduction du récit et se fait l’écho de l’évolution du cinéma dans l’évolution de son protagoniste. Si le film paraît parfois un peu classique, il ne verse jamais dans l’académisme, gardant en permanence une distance critique à son sujet et échappant ainsi l’adaptation purement illustratrice. La multitude de saynètes, de détails, la profusion de petits événements n’est pas là pour faire œuvre de grandeur, pour lier le personnel et l’historique. Menzel comme Hrabal se fait le chantre du dérisoire, accessoire mordant de la peinture social de la Tchécoslovaquie d’un siècle qui, comme Jan, laissa passer enfers et damnations sans en retenir grand chose à part, peut-être, sa seule existence.