Dans les années 1920, le burlesque américain avait deux maîtres : Buster Keaton et Charlie Chaplin. Splendidement passés à la postérité, ceux-ci en auraient presque éclipsé un autre trublion, le sympathique et maigrichon Harold Lloyd. Il faut dire que l’hurluberlu à lunettes avait quelques petits désavantages sur ses collègues du muet : il ne réalisa presque aucun de ses films (pourtant très nombreux, surtout dans la période courts métrages), n’eut d’autre signe distinctif que d’incarner « l’homme de la rue » (sans prétendre délivrer aucun message) et disparut littéralement des écrans au moment du passage au parlant. Mais la redécouverte récente de ses films, et notamment de son chef-d’œuvre, Monte là-dessus (due à sa petite-fille, la productrice Suzanne Lloyd Haynes), pourrait lui redonner une seconde jeunesse.
Quand Harold Lloyd embrasse la carrière d’acteur, en 1913, il a vingt ans. En 1917, il crée le personnage de Lunettes (« glasses » en VO), jeune homme timide et maladroit, qu’il retrouve ensuite dans chacun de ses films et qui deviendra sa marque de fabrique. Dans Monte là-dessus, il est « le garçon » (« the boy »), un anonyme donc (bien qu’on le désigne ensuite comme Harold Lloyd : pourquoi inventer des noms lorsqu’on en a déjà sous la main ?), bien décidé pour les beaux yeux de sa belle à faire fortune en ville. Mais voilà : la réussite ne s’avère pas si simple, et le garçon en est réduit à accepter un travail de vendeur en magasin. Or, sa fiancée, attirée par ses belles promesses, débarque sans prévenir. Le garçon fait alors le pari, contre mille dollars, de monter à mains nues sur le toit d’un immeuble…
La réussite des multiples gags, qui s’enchaînent à un rythme fou, provient de deux éléments : d’abord, le décalage entre l’innocence présumée du héros et ses actes : sa façon par exemple de se cacher de son chef en s’abritant derrière une caisse, de lui déchirer sa veste en cherchant à couper un bout de tissu, de fuir un créancier en recroquevillant ses jambes pour les dissimuler derrière un manteau (le gag est splendide) ou de tendre un chien à une cliente alors que celle-ci a fait tomber son renard en fourrure. Mais le film doit aussi beaucoup au physique de son acteur et à son élasticité : parce que le muet ne pouvait avoir recours aux grands discours, l’action devait redoubler d’intensité. Et Harold Lloyd s’en est toujours donné à cœur joie : du papillonnement des yeux aux grands écarts, en passant par les sauts de grenouille et le moulinage de bras, aucune partie de son corps souple et dynamique ne reste immobile.
Le génie de Monte là-dessus réside bien au-delà d’une simple succession de gags. Les ressorts de l’humour burlesque qu’il déploie sont multiples et surtout, inséparables des réactions attendues du spectateur. La surprise d’abord, lorsque celui-ci est mis à l’écart de la réalité de l’action : ainsi la première scène nous montre-t-elle deux femmes éplorées, faisant leurs adieux à un jeune homme, alors que l’arrière-plan suggère qu’il s’agit d’une scène de pendaison. Erreur : le plan suivant, tourné de l’autre côté de la scène, révèle que les personnages se trouvent dans un quai de gare, et que la corde n’est qu’un élément du décor… Plus loin, le même procédé – simple, au demeurant, et pourtant formidablement pensé – permet de faire croire au public qu’Harold est gravement malmené par des voyous, alors que le plan suivant, plus large, montre qu’il s’agit au contraire d’un groupe de dames, hystériques au moment des soldes dans le grand magasin, et qui tentent tant bien que mal de s’emparer des vêtements disponibles, au risque d’arracher la chemise du héros (on pense bien entendu aux Temps modernes, où le pantalon de Charlot faisait l’objet d’une bataille rangée entre deux harpies). Le spectateur peut aussi être intégré au déroulement de l’action, cette fois aux dépens du héros : lorsque celui-ci fait mine aux yeux de sa bien-aimée d’avoir été promu directeur, la réalité de la situation est bien connue du public, qui attend, lui, de savoir de quelle façon Harold se fera prendre. Ce sadisme inconscient est la clef du genre, la règle numéro un de la comédie burlesque : théoriquement, le public ne veut que du bien au héros ; mais il veut surtout rire, et ce rire étant fonction de la violence ou de la gravité des situations, il lui souhaitera en fait beaucoup de malheur.
Monte là-dessus se distingue aussi par la virtuosité technique de certaines scènes. Car pour réussir à faire rire, il faut que la mise en scène serve véritablement le gag. Le plus bel exemple est bien évidemment la célébrissime scène de l’escalade par Harold Lloyd d’un immeuble d’une douzaine d’étages, véritable tour de force puisque l’acteur effectuait lui-même ses cascades. Bien sûr, quelques astuces (tout à fait invisibles) permirent sans doute d’éviter le drame, mais aucun trucage sophistiqué n’était à l’époque possible. Alors, pour pouvoir filmer l’immeuble en y intégrant en arrière-plan la ville menaçante de hauteur, pour faire « sentir » le vide, il a fallu qu’Harold Lloyd paie de sa personne. Bien lui en a pris, car la séquence, qui dure plus de dix minutes, est un régal confondant de drôlerie. À chaque étage que le héros gravit, un nouvel obstacle se dresse : des pigeons agressifs, un filet de tennis qui lui tombe sur la tête, une souris qui se glisse dans son pantalon, et bien sûr la fameuse horloge géante, à l’aiguille de laquelle Harold se pend, dernier recours contre le vide… À aucun moment l’on ne doute de l’issue heureuse de l’escalade : pourtant, rien ne semble prévisible.
Monte là-dessus est un festival du rire, où l’humour est partout, surtout là où on l’attend le moins, se glissant même dans les cartons : quelqu’un hurle, la taille des mots augmente en conséquence ; l’ami du héros fuit au loin, la phrase est tellement petite qu’elle en devient presque illisible (et donc, inaudible). Une remarque ironique intervient, inattendue : alors qu’Harold est coincé dans une voiture qui l’emmène à des kilomètres de son lieu de travail, le texte commente : « Ce fut la plus longue année qu’il passa. En 30 minutes. »
Au fil des années, alors que de nombreuses perles comme Monte là-dessus restent encore à découvrir, ce lieu commun n’en devient que plus vrai : les muets n’avaient pas besoin de parler.