C’est un cinéma qui existe en marge, dans des petites salles indépendantes, des festivals sans tapis rouge et parfois même sous le manteau, de main en main. La beauté des films fauchés vient précisément de leur vœu de pauvreté, de cette liberté de tourner autrement, loin des « scénarios filmés » et des notes d’intention ostentatoires. Mourir à Ibiza, drôle de film en trois étés, est de ces objets aussi pauvres matériellement que riches en inspiration. L’idée a sans doute émergé autour d’une bière : trois apprentis cinéastes décident de faire coïncider leurs vacances d’été avec celles de personnages de fiction, et ce durant trois années consécutives. Léna (Lucile Balézeaux) arrive à Arles en juillet 2019 pour retrouver un garçon qui n’est pas là. De cet argument rohmérien et des rencontres qui suivent, les cinéastes tissent un film doucement foisonnant mû par la simple ambition de rendre justice à leur jeunesse. Doutes sentimentaux, ellipses plus ou moins amères entre les étés, changements de coiffure et autres tâtonnements philosophiques : c’est dans les plis du temps que naît l’imparable mélancolie traversant le film.
Le premier segment (peut-être devrait-on dire le premier court-métrage) est à la fois le meilleur et le plus fauché. Filmé à l’aide d’une toute petite caméra, les défauts de l’image numérique, pixellisée et surexposée, lui confèrent une beauté lo-fi qui s’accorde bien avec l’humilité avec laquelle le trio de cinéastes affronte son aventure estivale, mise en scène d’abord de façon sobre et simple, par l’entremise de plans fixes et de panoramiques restant à distance des protagonistes. L’embarras de la séduction s’y mêle de façon invisible à la timidité des comédiens, qui semblent comme surpris qu’un film enregistre les simples discussions de leurs personnages. Le cœur de Léna balance ainsi entre Maurice (Alex Caironi) et Marius (César Simonot). L’un écoute plutôt de l’indie rock, l’autre des remixes eurodance de chansons populaires. Dans les deux cas, l’idylle ne prend pas tout à fait : la jeune fille ne sait que faire de ces garçons tour à tour trop entreprenants et pas assez. Personnage d’abord constamment indécis, Léna semble pourtant toujours savoir quelque chose de plus que les jeunes hommes qui l’entourent, un peu à la manière d’une étudiante en cinéma chez Hong Sang-soo, mais en beaucoup plus tendre. Chaque personnage semble en vérité souhaiter le bonheur des autres, dans une circulation de la tendresse qui, comme chez Guillaume Brac, prend à rebours les clichés d’un cinéma fiévreux sur une jeunesse en colère. La cruauté peut alors émerger précisément de cette bonté naturelle, comme c’est le cas dans le segment central du film, situé à Étretat. Ali (Mathis Sonzogni), que l’on avait rencontré un an plus tôt en armure de gladiateur dans les arènes d’Arles, s’y retrouve confronté au délitement de son amitié avec Maurice. Maladroit jusque dans ses bonnes actions, il ne parvient finalement qu’à creuser le fossé qui le sépare désormais de son ami. Après un chassé-croisé entre les personnages, soudainement solitaires, le film fait finalement se rejoindre les différentes trajectoires de leurs promenades sur le chemin des douaniers dans un plan large, sur la plage. En superposition des falaises, qui font office de toile de fond, la silhouette de Maurice se détache nettement et irrémédiablement des autres.
Si le film perd de cette pauvreté qui fait sa singularité formelle en passant à un modèle supérieur de caméra pour le deuxième été, puis en multipliant les mouvements d’appareil dès l’ouverture du troisième, il repose toutefois sur un jeu de contrastes qui fait son intérêt. Chaque partie apporte ainsi une nouvelle géographie et une nouvelle écriture, jusqu’au pari un peu fou (et malheureusement pas tout à fait convaincant) de la comédie musicale. La première séquence chantée est plutôt réussie, opérant une sorte de duo à deux vitesses : Léna chante dans le bus tandis que Marius lui répond depuis son vélo, de sorte qu’ils se voient réunis par une mélodie commune contenant la promesse d’un amour pouvant enfin éclore. Passé l’effet de surprise, qui cultive le plaisir d’assister à un film qui vagabonde (les personnages se cherchent, les cinéastes aussi), le procédé s’avère poussif, notamment parce qu’il implique la présence d’une chanteuse espagnole le plus souvent mutique, nouveau personnage vaguement mystérieux qui ne semble exister justement que pour servir l’impératif de la comédie musicale. Difficile toutefois de ne pas pardonner ces écarts face à la grâce que dégage plus largement ce film bricolé et jamais prétentieux. À ce titre, l’émotion surgit parfois de la manière dont le film documente son propre tournage à des endroits inattendus. Par exemple, lors d’une promenade en mer du trio de protagonistes. Si la caméra est d’abord embarquée, les cinéastes manifestent tout de même l’envie de filmer le navire dans son ensemble. L’opérateur se dévoue et cadre donc l’embarcation depuis un autre bateau. Mais quelque chose cloche dans le plan ; les personnages ne sont pas seuls. Pas besoin d’être particulièrement attentif pour les remarquer : tapis dans le minuscule cockpit à l’avant du bateau, un ingénieur du son et son perchman tentent maladroitement de se cacher. Qu’ils ont l’air bête – on a envie d’y être.