Biopic consacré au groupe NWA, instigateur du gangsta rap aux États-Unis, Straight Outta Compton est préoccupé essentiellement de la construction du phénomène de l’intérieur, tel qu’il a été vécu par ses fondateurs : Ice Cube, Dr Dre et Eazy-E. Quand l’agent et manager du groupe confesse en larmes à l’un des rappeurs qu’il a détourné à son compte l’essentiel des sommes gagnées par le crew au fil des années, Eazy-E s’exclame : « Is this business? » Oui, le business est aussi cela, lui répond le manager. Il peut devenir aussi dérangeant, inconfortable et intime que cela. En réaction à ce déballage qui fait dériver l’anecdote vers une histoire de magouilles personnelles, on se demande à notre tour : ce biopic est-il autre chose qu’une histoire de business ? Autre chose qu’une success story polluée par les egos de ses inspirateurs et producteurs, en tête desquels le mégalo Ice Cube ?
The strenght of street knowledge
En vérité, Straight Outta Compton est un film qui joue sur plusieurs tableaux, et n’est jamais franc dans les choix qu’il fait. Son premier objectif, annoncé et attendu, c’est bien évidemment celui qui est propre à son projet tout américain : faire de l’anecdote un mythe et raconter l’ascension de ces trois jeunes de la banlieue de L.A., motivés tantôt par leur passion, tantôt par leur frustration sociale et les marques indélébiles laissées par les inégalités, injustices et violences dont ils sont victimes depuis toujours et tous les jours. L’ouverture du film s’astreint bien, avec une rigueur trop scolaire toutefois, à donner le goût de cette couleur locale made in Compton, censée être l’origine du phénomène NWA. Les trois protagonistes sont présentés l’un après l’autre dans leur environnement pré-NWA, dans deux scènes d’une violence glaçante pour Eazy-E et Ice Cube. Ici le film parvient à se faire la promesse d’une représentation socio-politique, d’un acte de rébellion voire de revendication comme ont pu l’être en leur temps les morceaux du crew.
Le mythe NWA a bien sûr besoin de se raconter par la musique. Les premiers essais d’Eazy-E au micro notamment portent l’énergie vindicative qui nous occupe, et surtout l’enthousiasme des artistes trouvant enfin le moyen de faire entendre leur voix, et de partager cela avec ceux dont ils sont proches – et au-delà. Les premières écoutes collectives, les premiers concerts ont le charme du propos : celui de la construction d’une légende, jusqu’au point culminant que constitue pour le crew un concert à Détroit où est joué le morceau « Fuck the Police », repris en chœur par la foule, malgré une interdiction du FBI. C’est quand il s’intéresse à cette énergie-là que le film a l’ampleur du mythe qu’il veut fonder : une énergie qui monte par vagues, née straight outta Compton de la frustration de quelques-uns, lentement propagée à travers les États-Unis.
Ma part du gâteau
Même dans ces moments d’élan, le film se laisse cela dit gagner par le point de vue de ses deux producteurs. Si Ice Cube décide de braver l’interdiction du FBI c’est, semble nous dire le film, par jalousie : quand il entend la foule scander le nom d’Eazy-E. Ainsi l’anecdote se dilue très vite dans les préoccupations managériales, financières et personnelles des trois comparses. Le propos est épuisé dans la construction de l’image officielle du crew et de la place qu’y trouve chaque ego pris séparément. Ce qui motive cette parole libérée, enfin partagée, est perdu de vue. Même l’indéniable force du personnage d’Ice Cube, puissamment incarné par son fils O’Shea Jackson Jr et qui concentre l’énergie et la rancœur de tout une génération, est atténuée dans les querelles mises en scène. Le processus de création d’ailleurs est tristement appauvri : Ice Cube, tout juste humilié par deux flics avec le reste du crew, pond le tube « Fuck the Police » dans une ellipse qui donne au geste créateur une grotesque simplicité et achève d’éloigner le film de son sujet. La success story désincarne les rares élans contestataires mis en scène.
Vidée dans ce détachement des tensions sociales qui l’ont motivée (évoquée seulement via la télévision que regardent les personnages) autant que de l’individu (considéré en tant que créateur), la success story ne trouve plus à s’intéresser, pour nourrir sa légende, qu’aux égos frustrés, qui ont soif de succès ou d’une juste rétribution. Il se laisse tout entier phagocyter par l’ego de ses personnages-producteurs, et ne parvient à donner à voir qu’une triste version officielle voulant faire date, mais qui ne paraît être qu’un objet promotionnel à la gloire de ses propres concepteurs.