Parlera-t-on un jour de Fast & Furious comme on le ferait aujourd’hui de Dirty Harry ou de Conan le Barbare ? Si cela paraît assez improbable, c’est moins pour la qualité du produit (la série se maintient au top de l’entertainment-jantes alu) qu’à cause de son impuissance à ajuster une image de la virilité aux contours de l’époque. De fait, pâles copies d’Eastwood et Schwarzenegger, Vin Diesel et Dwayne Johnson ne sont que les numéros de série d’un genre, le film d’action, dont les fourneaux ne façonnent plus que des has been. C’était le propos du Pain and Gain de Michael Bay, ramenant Wahlberg et Johnson au rang de figurines dégénérées, ou celui de ces blagues récurrentes qui, chez Orelsan (Comment c’est loin) et Franck Gastambide (Les Kaïra, Pattaya), font déjà de ces interprètes les fétiches hautement ringards de petits garçons devenus adultes. Si bien que le destin de cette génération, et en particulier de Vin Diesel, semble indémêlable de celui du grand corbillard ambulant qu’est la franchise – véritable coffre à jouets démodés, farci de poupées « Action-Man », de « Hot-Wheels » et de bombasses FHM qui sont les effigies d’un défilé pop dont le dernier tour (prévu pour 2019) annonce enfin la date de péremption commerciale.
Ma famille d’abord ?
Si l’entreprise Fast & Furious n’a rien d’antipathique pour autant, c’est en outre parce qu’elle ne s’est jamais cachée d’obéir à une froide et pure logique d’industrie. Logique mercantile d’abord, chaque succès planétaire entraînant la sortie d’un nouvel opus de la chaîne de montage. Imaginaire industriel ensuite qui, du numérotage des films à celui des automobiles, en passant par le moulage des corps d’après un même modèle de masculinité (bodybuildée, glabre, virile à outrance), vient nous rappeler que cinéma, bolides et machineries ont toujours fait très bon ménage. Mais qui dit industrie, dit aussi cahier des charges : une fatalité qu’était paradoxalement venue tromper la disparition brutale de Paul Walker, en marge du tournage d’un septième épisode sépulcral et relativement élégant signé James Wan.
Son épilogue avait fait couler beaucoup d’encre, car plutôt qu’un reshoot d’accident, c’est sous la forme d’une vie de famille apaisée que la mort venait se signaler à Brian (Walker). Or le foyer, c’est précisément l’horizon inatteignable de toute la saga. Toutes les missions, braquages et fuites en avant représentent chaque fois pour Dom (Diesel) et son gang un sursis, une nouvelle occasion de ne pas se ranger. Et c’est précisément à cet endroit-là que se cache le secret de l’odyssée-fond-de-cinquième la plus beauf d’Hollywood : refuser de se mettre au point mort, fuir la vigilance des femmes (filles, mères, girlfriends), c’est faire de l’éternelle lâcheté masculine un beau simulacre d’héroïsme.
Virilité monolithique
Ceci posé, il ne faut pas chercher plus loin les raisons de ce régime de sublimation caricatural, qui fait l’ADN de la série depuis 2001 : plastiques idéales des cagoles reflétées dans les carrosseries, emphase des enjeux et gonflette symbolique sont les signes extérieurs d’un monde aussi schématique qu’un cartoon de Tex Avery. Chaque nouvelle épreuve y est traitée sous l’angle d’un perpétuel recommencement dont la conclusion consistera systématiquement à conforter le héros dans sa virilité, distillée de toute interférence féminine. C’est pourquoi F8 répond à la mort métaphorique de Brian par la naissance tout aussi immaculée d’un autre petit Brian, fruit de l’union fugace de Dom et Elena (Elsa Pataky) dans l’intervalle des épisodes sept et huit. C’est une façon de suggérer que si Dom ne s’embarrasse pas d’une copulation, et que les bébés sortent du ventre des avions – où il apprendra l’existence de son fils –, c’est parce qu’ici les femmes sont dispensables. Pour faire simple, tout le film ressemble à cette devise, faisant dégringoler la saga de quelques étages encore sur l’échelle de la régression infantile. Témoin la scène de sauvetage aérien du nourrisson par Jason Statham qui, aromatisée d’un coulis de blagounettes pipi-caca, confère au traditionnel beat’em all un petit parfum Gulli.
Toujours est-il que ce nouveau récit signé F. Gary Gray présente l’intérêt de mettre à nu les deux piliers fondamentaux de la série : soit, la méfiance envers les femmes, et le pouvoir d’évasion qu’offre la maîtrise de la vitesse. Le pitch ne fait aucun mystère : avec le concours de Dom, qu’il manipule, le plus redoutable des hackers s’empare de « l’œil de dieu », un dispositif de surveillance total capable de pirater toutes les caméras disponibles, y compris celles contenues dans les téléphones portables. Or le hacker, devinez quoi, est une femme aux cheveux très longs et blonds, interprétée par Charlize Theron. Soit l’archétype d’une féminité garce et jalouse, résolue à espionner Dom et tout mettre en œuvre pour en faire un gentil toutou. À l’éparpillement de la vigilance féminine, diffractée à l’infini par les caméras qu’elle contamine, répond la solidarité des mecs, purs concentrés d’intégrité trempés dans la fonte. Le féminin y est explicitement comparé à un virus, et la loyauté masculine à l’antidote.
Machisme récréatif
Cette misogynie à peine voilée ne vient pas de nulle part, elle a même toujours été présente (sur le terrain de l’actioner, elle remonte notamment aux films de Schwarzenegger), mais c’est la première fois qu’en comparant l’hybris féminin à une épidémie, un Fast and Furious puise son programme à la source de son imaginaire sexiste. On savait déjà que la destruction massive substituait au sexe un machisme récréatif. Et il suffirait, pour se le rappeler, de comparer cette scène où frétillent les mâles devant une Lamborghini orange vif à des préliminaires, pour comprendre qu’ici tout carambolage fait office de partouze. D’ailleurs, à quoi carburent ces huit cylindres voraces qu’aucune pompe ne vient jamais rassasier, sinon à la puissance propre de leurs pilotes sous taurine ? Mais dans F8, la virilité occupe tellement de place qu’il contraint le féminin à se retrancher en coulisse, sur le mode de l’infection. Et en allant au bout de ce raisonnement, qui nous conduit forcément sur le terrain des images, il n’y a qu’un pas à faire pour opposer la texture solide du muscle et de la taule à celle, liquide, bactérienne et féminine, du numérique. C’est le contraste qu’esquissait déjà Terminator 3, dont l’ennemi de sexe faible pouvait non seulement se liquéfier, mais dupliquer des mécanismes complexes – y compris les circuits électroniques. Or à l’origine, avant qu’il n’emprunte les traits d’une blonde athlétique, c’est par un homme que le personnage du T-X devait être interprété. Et l’acteur pressenti, figurez-vous, n’était autre que Vin Diesel.
Simple coïncidence, mais du genre de celles qui laissent songeur. Et si l’acteur était devenu autre chose que le parangon tardif d’un paternalisme sous stéroïdes ? Un peu plus qu’un simple biceps en procession ? À l’inverse, autour de lui tout est tellement d’un bloc, que même le personnage récurrent de Michelle Rodriguez, à qui revient d’asperger cette fratrie d’un peu d’hormones femelles, ne profite jamais de l’apanage de sa féminité. C’est même tout le contraire, puisqu’elle est entièrement à l’image de Dom : couillue, apte à maîtriser les engins, et à se soustraire par la vitesse au regard panoptique de la mégère. Bienvenue dans un monde si brut et si monolithique, qu’il compare tout attribut de séduction à un signe de faiblesse, et le rend aussitôt superflu – à commencer par les cheveux, qui ont disparu de toutes les têtes (de gland), et à l’exception de cette panoplie de t-shirts sans manches, de pantacourts et de chaînes chromées qui fleure bon les années Willy Denzey.
Cette garde-robe, c’est le logotype d’un spectacle qui ne s’est jamais défait de ses racines kéké. Dans deux ans, quand sonnera l’heure d’aller rejoindre « Pimp My Ride » au compost des années 2000, il emportera toute une génération de vedettes interchangeables, condamnée par l’absence d’inventivité des Studios à singer les aînés, à l’image du remplacement de Paul Walker par Scott Eastwood, la contrefaçon de Clint tout droit sortie d’un spot pour parfum bon marché. C’est le triste destin de ces tas de muscles, sagement conditionnés comme des boîtes de conserve : attendre qu’un modèle plus récent les envoie à la casse. C’est pourquoi, plutôt que les femmes ou la palette graphique, c’est avec les engins qu’ils font corps, et de leur union que sortent les nouveau-nés. Nostalgie d’un vieux fantasme d’auto-engendrement, ou d’une empathie homme/machine, qui n’est pas sans rappeler, en plus rustique encore, le Schwarzenegger de Terminator et de Junior (qui voyait la star enfanter), à qui ce F8 doit décidément bien plus qu’on ne pourrait le croire. À la limite, on pourrait s’en contenter, si Speed Racer et Mad Max : Fury Road n’étaient pas venus nous rappeler que tôle froissée et numérique pouvaient être synonymes de renouvèlement du catalogue.
Bref, reste maintenant à savoir si le reboot de Taxi par Franck Gastambide connaîtra le même succès que la franchise de Vin Diesel sur le sol français. Mais dans tous les cas, une chose est sûre : s’ils nous ressortent Frédéric Diefenthal et la Peugeot 406, on n’est pas près de rivaliser.