Napoléon vu par Abel Gance entend remettre de l’ordre là où la confusion régna longtemps. Remonté à plusieurs reprises (Coppola, qui exploita le film aux États-Unis, aurait dénombré une vingtaine de variantes existantes), le film fut déjà restauré cinq fois à partir de deux négatifs originels distincts, l’un comprenant les célèbres triptyques – la « version Opéra », longue de 3h47 – et l’autre non – la « version Apollo », d’une durée de 9h40, montrée un mois après celle de l’Opéra de Paris. Supervisée par le chercheur et réalisateur Georges Mourier, cette nouvelle mouture se présente davantage comme une « reconstitution » privilégiant le montage de la « version Apollo », réputée supérieure par les critiques de l’époque. Le résultat, fruit d’un labeur long de près de quinze ans d’expertise et de restauration, est à la hauteur de l’ambition du film. Monumental, le film l’est bel et bien, mais de manière bi(s)cornue, ce qui invite à dépassionner d’emblée la légende, d’autant plus que le risque, devant pareil film, serait d’être paralysé par un sentiment de déférence. Or on ne rendrait guère justice à sa singularité en l’étouffant sous la gangue cérémonieuse du « patrimoine », qui souvent vitrifie, voire momifie les œuvres. C’est parce que Napoléon revient des limbes gorgé de vitalité qu’il faut prendre cette pulsion vitale d’un seul tenant, sans retrancher les boursouflures des éclats : l’un des intérêts de cette « grande version » tient justement à ce qu’elle fait cohabiter les prouesses du film avec ses moments plus faibles, dans un souci d’exhaustivité qui permet d’embrasser l’ensemble des facettes du projet de Gance.
La liberté de ton que s’autorise le cinéaste accouche d’une fresque aussi ample que sinusoïdale, mêlant dans un même élan le meilleur du muet avec ses lourdeurs (la théâtralité outrée des acteurs, la rigidité de certaines scènes comiques, parfois une certaine pesanteur dans le découpage). En lieu et place d’un colosse, le film se présente comme un monstre rafistolé, articulant d’une séquence à l’autre le souffle de la tragédie à la trivialité de la farce. Lors d’une présentation à Cannes Classics en 2021 de quelques scènes finalisées, Mourier parlait de « film Frankenstein » pour évoquer la recomposition de la vision originelle de Gance : on pourrait aussi poser l’hypothèse que « monstre de Frankenstein », le film l’était d’emblée, par sa manière de faire de Napoléon le vaisseau de l’appétit et des aspirations esthétiques de Gance. En cela, le titre final choisi, Napoléon « vu par Abel Gance », s’avère particulièrement pertinent dans sa matière de mettre en exergue le troublant rapport d’imprégnation réciproque qui s’opère entre le film et le personnage. Au fond, le premier est moins à l’image du second que l’inverse : glaise malléable triturée pour servir l’inspiration titanesque de Gance, Napoléon devient entre les mains du cinéaste une figure aussi immense que bicéphale, lui-même un ersatz de créature frankensteinienne – encore ! – qui partage avec son maître les rêves fous d’expansionnisme.
L’aveugle
Prenant pour point de départ les années de formation du jeune Bonaparte, le film suit les tribulations du futur Empereur jusqu’au début de la campagne d’Italie. Il y a un évident parallélisme entre le déploiement des ailes de Bonaparte (suivi et dédoublé tout au long du récit par un aigle) et la forme du film : au fur et à mesure du récit, le stratège fait d’abord de la Corse sa patrie, puis de la France, et enfin de l’Europe toute entière, avant que, quelques scènes plus tard, le 4/3 laisse place à un somptueux triptyque d’une vingtaine de minutes, qui accompagne ses premiers exploits en dehors des frontières de l’hexagone. Mais cet expansionnisme n’est pas seulement spatial ; il est même d’abord et avant tout temporel. Dès le prologue, qui montre Bonaparte au collège militaire de Brienne, le garçonnet semble avoir une conscience aigüe et prophétique de sa destinée, jusque dans un cours de géographie consacré aux climats des îles où, sur deux tableaux noirs situés à gauche et à droite de la classe, le professeur dessine d’un côté sa Corse natale, et de l’autre l’île de Sainte-Hélène. Et le jeune Bonaparte, comme le spectateur de 1927 devant les triptyques finaux, ici mis en abyme, de passer alternativement de l’un à l’autre. Si la scène, très représentative de l’humour du film, est drôle par son caractère jusqu’au-boutiste, elle est aussi à prendre au sérieux dans ce qu’elle dessine du personnage de Napoléon, à savoir un petit homme mu par une grande vision. Le pouvoir de Napoléon ne tient pas dans son intelligence tactique, que Gance s’amuse à figurer dans une séquence où des surimpressions d’équations mathématiques tapissent la carte militaire du siège de Toulon, ni dans son énergie inépuisable, mais dans sa capacité à voir au-delà du temps.
C’est là où le film fait pleinement honneur à sa réputation : quand la mise en scène, à l’aune du récit, juxtapose les différentes facettes de son personnage pour en tirer un feuilleté d’images simultanées donnant corps aux passions napoléoniennes. Les trois scènes les plus impressionnantes du film se fondent sur ce principe. La première est la tempête qui s’abat sur Napoléon alors qu’il fuit la Corse. Parallèlement à sa tumultueuse traversée, la Convention s’embrase à Paris avec la prise de pouvoir des Montagnards et l’inculpation des Girondins. Au milieu des vagues, des surimpressions juxtaposent les deux événements, mais le montage n’est pas le seul vecteur de la porosité des deux actions : au-dessus de l’Assemblée, la caméra, juchée sur ce que l’on devine être une balançoire, survole les débats houleux comme si elle était ballotée par les vagues qui assaillent la petite embarcation du Corse. En résulte un maelström de mouvements (qui m’a personnellement donné un réel mal de mer durant la projection) nouant la trajectoire de Bonaparte à celle de la Nation. La deuxième séquence creuse un sillon analogue : avant de partir en Italie, Napoléon revient à la salle du Manège, où se tenait encore quelques mois auparavant la Convention nationale. Soudain, ses fantômes ressurgissent : Danton, Robespierre, Marat, Saint-Just. Les ectoplasmes deviennent même, au détour de quelques plans qui semblent avoir inspiré George Lucas pour Star Wars, des géants holographiques désignant Napoléon comme le successeur spirituel de la Révolution. La troisième, enfin, est celle déjà évoquée des triptyques des « mendiants de la gloire », où l’écran embrasse des panoramas monumentaux de l’armée française, tout en combinant une série d’effets : surimpressions, mise en miroir des images (on peut voir par exemple un cavalier à droite et son reflet à gauche, avec une vision centrale décorrélée des deux autres), et montage parallèle au sein même du cadre (ou du moins, de trois cadres réunis en un). Au cœur de la séquence, où Napoléon est pris d’une fièvre exaltante alors qu’il contemple les vallées vertes italiennes, un détail interpelle : un halo lumineux fantasmatique perce les deux yeux du général. Cet effet parachève une trajectoire structurant l’ensemble du film, qui fait de Napoléon, par sa puissance visionnaire, un fils spirituel de Tirésias, l’oracle de Delphes : à la fois hyper-voyant et aveugle, Tirésias tirait sa cécité comme son pouvoir mystique de sa rencontre avec les dieux. Napoléon, ici, est doté du don de prescience en même temps qu’il est énucléé par les miroitements argentés.
Or, dès Brienne, le petit Bonaparte réunissait déjà les caractéristiques du prescient et de l’aveugle : capable d’entrevoir sa mort dans un tableau noir, il ne remarquait pas, en revanche, deux de ses mesquins camarades se cacher derrière un rideau pour lui jouer un mauvais tour. L’idée revient durant le siège de Toulon, à l’occasion d’une scène de comédie dans laquelle celui qui n’est alors qu’un lieutenant d’artillerie consulte une carte sans s’apercevoir du tumulte autour de lui. Il en va de même pour son mariage avec Joséphine, où le général, noyé dans ses abondantes cartes et ses livres pour finaliser les préparatifs de la campagne italienne, en oublie que sa fiancée l’attend à la mairie. Il ne se rendra jamais compte non plus de la présence de ses adjuvants, Tristan et Violine Fleury (la « petite ombre blanche » le suivant et le regardant de loin avec amour), qui ne cessent de l’aider discrètement, dans les plis de la Grande Histoire. Ainsi est Napoléon : une chose et son contraire, un agent de la Révolution et un futur dictateur, un militaire inflexible et un être changeant d’idéologie comme de chemise (pour s’improviser même, à la fin du film, en proto-européen après avoir été un nationaliste acharné), un homme qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez, mais dont le regard peut sonder les abîmes du temps et contempler le futur.
Général du chaos
Il se trouve qu’un autre personnage dans le film semble doté du même don paradoxal : Saint-Just, le fidèle allié de Robespierre, qu’Abel Gance incarne devant la caméra. Le film tire un portrait étrange du personnage, encore très influencé par sa légende noire de cerveau de la Terreur (aujourd’hui nuancée par l’historiographie). D’abord figuré comme un ange de la mort qui, d’un geste de la tête, intime à Robespierre de signer des lettres d’arrestation, il apparaît aussi d’une étonnante sensualité dans le petit bureau mortifère où les piliers du régime, tapis dans l’ombre, précipitent des dizaines de têtes sous la guillotine. Félin, coquet (il arbore une boucle d’oreille du plus bel effet), il fait preuve aussi d’une intransigeance héroïque dans sa défense de Robespierre à la Convention, dont il partagera la chute. Mais c’est une scène plus étonnante qui acte un parallélisme avec Bonaparte : alors que Saint-Just visite les arrière-boutiques de la Terreur, ces bureaux administratifs où l’on recopie et notifie les condamnations, Tristan Fleury, décidément toujours là au bon endroit et au bon moment, tombe sur l’arrêt visant Napoléon et décide de s’en débarrasser en le mangeant. Saint-Just témoigne alors d’une vision très structurelle de la Terreur et de son ampleur – son attention est focalisée sur une gigantesque étagère (que la caméra longe de bas en haut au début de la séquence), où sont réparties les très nombreuses condamnations à mort et les rares relaxes –, en même temps qu’il n’arrive pas à voir que l’Histoire se joue à côté de lui d’une manière bien cocasse.
Autrement dit, Gance, c’est aussi Napoléon, et Napoléon, c’est aussi Gance : un oracle aveuglé par sa propre ardeur ; un général à la tête d’une gigantesque entreprise vouée aux forces du chaos. Au-delà de la fascination (terme qui, là encore, induit autant une hypervision qu’un aveuglement) dont il témoigne pour le Corse, le film fait preuve à cet endroit d’une curieuse lucidité sur son personnage et ses excès, voire son envers sombre. Dans la séquence des fantômes de la Convention, c’est d’ailleurs Saint-Just (et donc Gance lui-même) qui met en garde Bonaparte de la furie qui s’abattrait sur lui s’il venait à trahir l’héritage de la Révolution, anticipant par là le tournant despotique de Napoléon. La « polyvision » qu’ambitionne Gance dépasse alors l’horizon des seuls triptyques, quand bien même ces derniers constituent le bouquet final de ces 7h de film : il s’agit d’inventer un cinéma à la lettre « visionnaire », qui trouve dans la multiplication des couches d’images et d’embranchements de prime abord contradictoires, un souffle mais aussi une clarté ; une vision multiple et une à la fois, concentrée dans le regard d’un homme qui nous regarde tout en regardant sa propre postérité.