On ne dira jamais assez ce qu’Abel Gance a donné au cinéma. En 1919, juste après le traité de Versailles, il se lance à corps perdu dans la réalisation d’une fresque sur la Première Guerre mondiale : dans le traitement aussi rapide d’un sujet aussi brutal et récent, comme dans sa forme, il est certain que Gance a creusé la tranchée de la tragédie au cinéma, comme un Eisenstein et sans laquelle un Renoir ne serait pas ce qu’il est.
Outrepassant la censure qui sévira longtemps sur la Première Guerre mondiale pour différentes raisons — Les Sentiers de la gloire, réalisé en pleine guerre d’Algérie en 1957, ne sortira en France qu’en 1975‑, Abel Gance se lance dans un projet grandiose dès la fin de la guerre. Alors que les bataillons rentrent les uns après les autres, meurtris et décimés, le réalisateur entreprend le développement d’un drame simple et classique ‑un trio amoureux- en renouvelant le style vaudevillesque, en ajoutant un réel décor, la guerre, qui n’est jamais seulement une toile de fond. C’est ainsi que Gance se lance pour la première fois dans le film politique, et, bien davantage encore, dans le film pacifiste. Il est à noter que le film possède deux principales versions, une de 1918, une de 1938 dans laquelle Gance a rajouté une ouverture vers la Seconde Guerre mondiale. Celle de 1919 ne possède évidemment pas le côté prophétique de la seconde version, mais reste une œuvre extraordinairement aboutie et courageuse pour son époque, bien nommée lors du premier carton « Tragédie cinématographique des temps modernes ».
Faire un film sur la Grande Guerre en 1919 n’est pas une évidence : loin du cliché d’une France entrant dans les Années Folles pour oublier les charniers, c’est surtout une France muette à laquelle Abel Gance donne la « parole ». Incapables de parler de leur expérience de l’horreur, les soldats démobilisés ont eu des relais littéraires (Henri Barbusse, Roland Dorgelès) et des relais picturaux (Otto Dix). Mais, au cinéma, Abel Gance est longtemps resté pionnier : J’accuse, reprenant la fameuse lettre d’Émile Zola à Faure pendant l’affaire Dreyfus, montre chaque étape de la guerre. Le premier tableau est consacré à la mobilisation et à l’entrée en guerre : Édith a été mariée de force à François par son père, Mario Lazare, présenté avant tout comme un vétéran de la guerre de 1870. Elle aime Jean Diaz ‑juif, ce qui est déjà osé pour 1919‑, poète poursuivant sa plus grand œuvre, Les Pacifistes, et vivant avec sa mère. Les scènes d’ouverture présentent pourtant le trio sans s’épancher sur les diverses caractéristiques des personnages : Gance filme le village, construit de rangées humaines qui profitent du mois d’août pour organiser une fête. Alors que toutes les générations, toutes les familles se regroupent autour du feu de joie, Abel Gance s’arrête un instant sur chaque visage, fige l’instant de bonheur succinct et inconscient du futur. De la flamme naît la fumée des cartouches, du rythme fou, enjoué d’une danse pas encore macabre naît une communion rapidement détruite.
Dès les premières images, Gance incruste toutes sortes de symboles dans l’image : le squelette et le chien montrant les crocs, très présents du début à la fin du film, n’annoncent pas la guerre, ils la matérialisent dans toute sa terreur. Ils montrent l’omniprésence avant, pendant et après la guerre, d’une folie qui pousse les généraux ‑que l’on ne verra qu’une fois, succinctement, autour d’une table, posant des drapeaux sur une carte stratégique comme on jouerait au nain jaune- à entrer dans une guerre dont on connaît les ravages. Son intérêt central pour l’être humain dans la tourmente ne l’empêche jamais, par petites touches, d’expliquer la vanité des causes de la guerre. Ici ou là traîne une carte de France surtitrée « Mon Alsace, Ma Lorraine », la caméra s’attarde sur le ridicule d’une croix de guerre… la précision de ce décor prouve constamment la volonté du réalisateur à former une fresque certes, mais une fresque ancrée dans un temps précis, une fresque utile en quelque sorte. L’humanité ne s’arrête évidemment pas au détail symbolique et poursuit sur toutes les époques des portraits différents. Le patriotisme relatif de Gance ‑que l’on pointe en général pour Napoléon- le pousse à filmer la mobilisation comme un moment de fierté plus que de joie, mais déjà l’idée de résignation fait son chemin sur les visages. La population paysanne, celle qui a payé le plus lourd tribut entre 1914 et 1918, sans être magnifiée, sera la représentante de tous les efforts de guerre.
La guerre elle-même est montrée sous diverses formes : la tranchée, faite de boue, de saleté, de terreur de l’attaque et du coup de feu, est pour la première fois filmée par la fiction. J’accuse sortait ainsi de la représentation du film de propagande où les hommes attendaient patiemment et vaillamment l’assaut sous le drapeau tricolore : la fraternité existe lors de quelques scènes, mais c’est surtout les conditions abominables de vie et la peur constante de la mort qui ressort. Jean Diaz, qui n’a pas été mobilisé dès le mois d’août contrairement à François, s’est porté volontaire après l’enlèvement d’Édith par les Allemands. En contrepoint à l’escalade de la violence, Abel Gance, sur ce thème très moderne, montre également l’attente des mères, des épouses et des sœurs à l’arrière : la vie affective s’est arrêtée dans le population rurale, mais, contrairement à la littérature de l’époque, il n’y a pas d’opposition front/arrière dans l’œuvre. Les souffrances ne sont pas du même ordre mais elles se complètent comme le dévoile ce carton : « La guerre tue les mères aussi bien que les fils. » Il n’y aura en ce sens ni glorification du soldat ou du combat, ni critique virulente des « attentistes » bien souvent montrés du doigt dans les années 1920.
La grande originalité en 1919 du J’accuse d’Abel Gance est d’osciller sans cesse entre un naturalisme certain, notamment lors des scènes de tranchées, et un onirisme gracieusement poétique : la danse macabre ‑que Renoir a reprise dans La Règle du jeu- qui se répète n’est jamais filmée frontalement. Elle apparaît en incrustation, comme une illusion, comme une obsession : dans le troisième tableau, les morts sortiront de la terre pour se venger, pour demander aux vivants une explication. Le personnage de Jean Diaz, entré par amour et par vengeance dans la guerre, est l’objet de cristallisation des conséquences de cette dernière : devenu fou dans les tranchées, c’est lui qui réveille les frustrations sociales, les cauchemars traumatiques d’une communauté qui refusera, au prix que l’on sait, d’entrer trop tôt dans une nouvelle boucherie. Montrer la folie en 1919 n’est, là encore, pas chose aisée : Abel Gance semble nous dire que dans certains contextes, l’ombre et la lumière ne se distinguent plus, l’obsession et la réalité non plus. Avant les clair-obscurs du surréalisme, Abel Gance tente en permanence dans son film d’innover, d’utiliser son matériau pour brouiller les perceptions, mettre en avant la fine frontière qui sépare la stabilité de la vie et l’impossibilité de ne pas voir dans la vie autre chose que la mort. Il représente à l’image ce qu’est la traumatisme psychologique.
Inventeur du premier grand format, du split-screen ‑procédé de démultiplication de l’image en une expérimenté dans Napoléon- et de la fresque historique, Abel Gance a dès sa première tentative détourné la dramaturgie classique pour une modernité de narration impressionnante : militant, il avait déjà tourné des films sur la perversion de la science en termes militaires dans Le Spectre des tranchées, La Folie du docteur Tube et L’Aéro-Infernal en 1914, film sur la recherche effrénée de nouvelles armes de destructions déjà massives. Transcendant sans cesse les limites de la fresque, du film de guerre, Abel Gance est un cinéaste avant tout. Une telle force esthético-politique est cependant fort nouvelle en 1919 : brisant les mythes, de patriotisme flamboyant notamment, et les tabous d’une société encore très cadrée ‑les scènes d’orgies renvoient clairement au début des « années folles»-, il est à l’origine des grands films d’anticipation politique et des grands films de guerre. On a déjà cité La Règle du jeu, on pourrait ajouter que certains réalisateurs comme Coppola n’ont jamais caché leur admiration pour Gance. On ne comprend pas, dès lors, pourquoi il est si difficile aujourd’hui de voir J’accuse dans ses diverses versions, et pourquoi l’État n’a pas encore donné ses lettres de noblesse numériques à un si grand chef d’œuvre. Avis aux amateurs.