Projet démesuré d’épopée en six épisodes à la mesure du personnage, le Napoléon d’Abel Gance n’aura pas vu le jour sous cette forme : la seule version véritablement visible aujourd’hui reste la première, sortie en 1927 et reconstituée en 1981 par Francis Ford Coppola et Kevin Brownlow, historien de l’art anglais. Incomplète certes, faite de montages difficiles à projeter dans les années 1930 donc très peu diffusés, cette version reste une somme de l’avant-garde technique et thématique d’Abel Gance qui, loin de faire un panégyrique simpliste, reprend les grandes influences politiques françaises et artistiques des siècles précédents pour orchestrer un drame lyrique sans précédent.
Il y a évidemment quelque chose du Romantisme de XIXe siècle dans le projet d’Abel Gance : développer par le prisme du sentiment personnel la figure du général corse, et mêler la foi politique de quelques-uns avec sa réception publique, réception d’une majorité qui n’a rien de silencieuse ici. Car le projet initial de Gance n’est certainement pas d’évincer de la légende (comme du portrait critique) les acteurs inconnus de la Révolution Française. Monographie partielle puisqu’elle s’arrête avant le coup d’État du 18 Brumaire, Napoléon s’intéresse d’abord à l’imbrication d’un homme et d’un contexte. Gance commence par la légende en s’attardant dès les premiers cadres sur les personnages annexes, sur le décor humain qui, seul, met en exergue la grande figure : le film s’inscrit donc tout d’abord dans une perspective chronologique classique qui commence pendant la fameuse bataille de boules de neige de l’école de Brienne, mythe fondateur du génie stratégique de Bonaparte. Napoléon ‑interprété dans la majeure partie du film par Albert Dieudonné- a déjà trouvé ses symboles, comme l’aigle, et sa force : le rapport direct aux « troupes » et la facilité de l’enfant (et du réalisateur) à s’approprier un espace, quelle que soit son importance. Il est évident que Gance participe ici à la légende pure. Mais, très rapidement, il entre dans la Révolution elle-même pour en montrer le mystère, la violence, notamment dans l’implacabilité des expressions faciales des Danton, Desmoulins et Robespierre. Loin des représentations lyriques des orateurs de 1789, il place son film sous le signe de la colère et de l’humanité. C’est ici qu’il sort de la représentation romantique et entre dans le XXe siècle.
Comme dans son J’accuse de 1919, Abel Gance ne raconte pas seulement la révolution bourgeoise fomentée au club des Cordeliers, mais s’attache à filmer une cité en changement. N’oubliant pas les tragédies, il compte les morts, filme les victorieux et les gisants : chaque victoire (même Arcole) a son lot d’atrocités, chaque changement de régime aussi. De la Terreur, il retient la propension à guillotiner, et, lorsque résonnent les notes de « La Marseillaise », c’est la succession de coups d’état (de la Terreur au Directoire) qu’il annonce. Le travail musical fait écho aux grandes thématiques historiques autant qu’aux cris des ventres affamés des sans-culottes, des nouveaux citoyens rapidement oubliés d’un régime révolutionnaire mais incompétent dans la réforme. Filmés en dehors, Napoléon et son futur peuple participent différemment à la Révolution : Gance s’attarde sur les visages anonymes pour mettre en valeur un courage humain plus que circonstanciel. Il travaille sur l’expressivité d’une figure au milieu d’autres tout aussi centrales et représentatives. Le visionnage d’un tel film au moment où les biopics semblent faire l’objet d’une curiosité exagérée rappelle qu’une biographie filmée n’est pas nécessairement la suite logique des moments les plus attendus de la figure publique représentée : Gance ne s’attache pas à reconstituer les grands moments de la légende, mais à la (re)créer. Les scènes centrales ne sont donc ni la prise de Toulon, ni la campagne d’Égypte, mais une fuite de Corse dans la tempête, ou une poursuite en caméra embarquée dans laquelle Gance multiplie déjà les points du vue. Cette superposition d’images, cette multiplicité, font justement toute la différence et tout l’intérêt d’un tel travail : il mêle le regard d’un général sur lui-même et sur une situation politique au regard d’une armée de citoyens sur celui-là. Pas de réalisateur omniscient, mais un réalisateur qui s’intègre à la foule, reprend ses chants, ses symboles, sans les détourner de leur emploi originel. C’est l’idée de la cohérence qui prime, de la cohésion entre un sujet et son traitement à l’image.
Rappelons tout de même que Napoléon est réalisé entre 1925 et 1926, au moment où ces symboles (le drapeau tricolore, l’hymne national) ont été repris par une droite qui oscille entre un anti-parlementarisme certain et une extrême-droite qui a reformé les ligues du XIXe siècle. Il s’agit ici de redonner ses lettres de noblesse à quelques idées fondatrices du contemporain : Napoléon est un film clairement patriotique (et non nationaliste). Il martèle les principes de la Déclaration des Droits de l’Homme, les systèmes de référence républicains. Si le cinéma est un ensemble de signes, Gance en utilise toutes les possibilités : les chromes tout d’abord, bleus, blancs et rouges, qui changent la coloration de chaque scène, son sens, ses enjeux visuels et politiques. Étendard d’une unité bien postérieure, le drapeau tricolore rappelle en permanence la profonde ambiguïté des périodes révolutionnaires. Si les hiérarchies n’ont certainement pas été abattues entre 1789 et 1799, Gance les détruit en fondant en une la fascination des grandes figures et la fascination d’une lutte populaire. Il est évidemment un réalisateur de son temps : mais s’il insiste sur les lumières, les expressions des acteurs et la rapidité du montage, il est le premier depuis 1919 à utiliser la technique qui conduira au split-screen : la scène finale (dans les Alpes italiennes) est ainsi filmée de trois points de vue différents, à l’époque projetée sur trois écrans, et montrant la bataille du stratège, celle de l’ennemi et celle du « grognard » naissant. Abel Gance réussit à conjuguer les défis techniques et esthétiques du cinéma muet : réaliste, parfois provoquant, résolument pacifiste, il garde de bout en bout un onirisme assumé et flamboyant. Il prouve que la poésie peut sublimer le réel, mais également l’appuyer, que le hors-champ, l’imaginaire, forme une exigence aussi importante que l’honnêteté. Il prouve que raconter n’est pas forcément se soumettre à une exigence purement narrative. La grande épopée de Gance ne verra jamais le jour, mais cette version, quasiment impossible à voir en France, mériterait beaucoup plus de considération de la part des producteurs et diffuseurs français.