Après le ravissement Pelléas et Mélisande, Philippe Béziat collabore avec la musicienne Mirella Giardelli pour aboutir à des Noces convaincantes. La représentation de cette partition de Stravinsky traduite en français par l’écrivain Charles-Ferdinand Ramuz et captée par la caméra de Béziat devient une vaste entreprise menée conjointement par le cinéma, la musique et la littérature.
On ne saura jamais pourquoi Igor Stravinsky, souhaitant traduire son livret des Noces, a jeté son dévolu sur Charles-Ferdinand Ramuz, écrivain et poète suisse… Peu importe, finalement, mais c’est bien sur ce dernier que s’abat la lourde tâche : restituer la puissance poétique d’un texte sans bouleverser le rythme des scènes chorégraphiques. On comprendra dès lors que la relation des deux hommes se noue d’abord autour d’une mathématique qui, si elle semble à l’opposée d’une image idéale de la création, n’en est pas moins vitale. Chez Béziat, l’image se couvre parfois de ces chiffres, ces mesures qui reviennent comme une litanie à laquelle il est impossible de déroger, un « minutieux calcul » comme le définit Ramuz. Le ton péremptoire, sévère, de la chef d’orchestre Mirella Giardelli en gardienne du temple, scande le livret pour échafauder une interprétation tonique de ces Noces qui rassemblent une quarantaine de personnages.
Ce sont deux cheminements qui structurent le film de Philippe Béziat : d’abord, il y a les déambulations de Ramuz, l’écrivain suisse, et de Stravinsky, le compositeur russe, avec la création comme dénominateur commun. Des Souvenirs sur Igor Stravinsky rédigés par le premier, Béziat tire un dialogue qu’il fait assumer par Dominique Reymond et Mirella Giardelli : le duo de femmes comédienne/musicienne double le duo écrivain/compositeur et remet en scène la recherche formelle dans un second et nouveau cheminement. Le paysage suisse (re)devient lui-même un support de la réflexion, avec quelques beaux plans contemplatifs qui font lire des portées dans les vignobles (Ramuz y voyait des « tableaux de Cézanne ») et sur la surface du lac Léman.
Outre ce versant très réflexif où la voix de Dominique Reymond a le beau rôle, le film se concentre sur les répétitions des Noces par une troupe contemporaine, et déploie un dispositif plutôt fascinant. Béziat reproduit la « chambre bleue » dans laquelle les deux hommes ont rédigé le livret, mais pour en faire une salle extensible, où tous les musiciens et chanteurs vont se rassembler pour la représentation finale. La caméra de Béziat, immergée dans cet espace abstrait, capte toute l’intensité d’un livret très physique où les voix sont utilisées comme des percussions. Le rêve de Stravinsky était un minimalisme extrême, où seuls « rythme, son, timbre » valent, pour aboutir à une « magnifique confusion » : Béziat a saisi toute la méthode de Stravinsky, dans cette splendide scène où les protagonistes chantent des mesures, et non des paroles, jusqu’à parvenir à une sorte de cantilène rendue belle par l’unisson. Ce rassemblement, au centre de la vision de Stravinsky qui voulait faire participer les musiciens à la danse, sera accompli à l’image par des incrustations permises par le fond bleu. Instruments, musiciens, chanteurs s’agglomèrent alors sur une image rêvée, capable de visualiser la musique.
En guise de final, le réalisateur nous laisse admirer l’intégralité de la représentation : vingt minutes de ravissement, y compris pour les néophytes. Normal : il vient de nous apprendre à l’entendre et à la voir.