Traviata et nous est une incursion au cœur des coulisses de la production de La Traviata au festival d’Aix-en-Provence 2011. Apres Debussy et Stravinski, Philippe Béziat interroge ainsi l’approche que des créateurs contemporains peuvent avoir de l’opéra le plus emblématique de Verdi.
Traviata et nous pose avant tout une question. Comment décrypter et montrer aujourd’hui un monument de l’opéra sans le sacraliser ni tomber dans la modernisation abusive. C’est cette interrogation qui est aussi au cœur de La Traviata version Jean-François Sivadier qui sert de fil rouge au documentaire. Présentée en 2011 au festival d’Aix-en-Provence, sa mise en scène a marqué les esprits. D’une part, car c’était la première fois que le rôle titre de Violetta était interprété en Europe par Natalie Dessay, l’une des plus grandes sopranos actuelles. D’autre part car Sivadier a cherché à rendre sa Traviata plus proche de nous, à nous bousculer aussi en rompant avec les codes de la théâtralité. Dans l’espace en plein air du Théâtre de l’Archevêché, aucun rideau ne venait s’insérer entre les gradins et la scène, les chanteurs s’adressaient directement au public et des spectateurs fictifs étaient installés en miroir sur le plateau comme pour mieux signifier l’abolition des frontières entre fiction et réel.
L’originalité de Traviata et nous est d’être plus qu’un making of. Tout en suivant l’élaboration de la production, Philippe Béziat s’attache à montrer les temps forts de l’opéra dans leur ordre chronologique. La Traviata se déroule ainsi dans un continuel « work in progress ». L’histoire commence ainsi dans la salle de répétitions avant de se poursuivre sur le plateau du théâtre paré de ses décors et de son orchestre. Le procédé n’est pas nouveau. Dans sa récente mise en scène de La Vie parisienne, Alain Sachs partait aussi d’une scène vide que redécoraient peu à peu les chanteurs à mesure qu’ils prenaient possession de leurs rôles. L’idée était bien de réinventer l’opérette phare d’Offenbach en repartant de zéro, en la dépouillant de ses multiples représentations. D’une certaine manière, c’est aussi ce qu’a fait Benoît Jacquot dans son adaptation cinématographique de Tosca. Le film était, en effet, entrecoupé d’images de l’enregistrement de la bande originale. On n’est pas loin non plus des expériences de Resnais autour d’un texte d’Anouilh dans Vous n’avez encore rien vu. Dans Traviata et nous, ce postulat n’a rien d’artificiel et s’accorde parfaitement avec la volonté qu’a eu Sivadier de dénuder l’opéra de ses apparats inutiles pour toucher au plus près l’essence même de l’œuvre.
Car La Traviata est, avant tout, une tragédie amoureuse intemporelle. Inspirée de La Dame aux Camélias d’Alexandre Dumas fils, l’opéra raconte la passion contrariée entre Violetta, une courtisane, et Alfredo, jeune bourgeois désinvolte qui, au nom de la morale, doit rapidement faire face aux réticences de son père. Lors des premières répétitions, alors qu’ils sont encore vêtus de leurs habits de tous les jours, il suffit que Natalie Dessay et le ténor Charles Castronovo poussent la note pour que toute l’intensité de leur relation naisse sous nos yeux. Le documentaire joue continuellement sur ces décalages où le prosaïsme inhérent à l’espace des répétitions vient s’insérer voire interrompre le lyrisme de l’opéra. Cet effet de rupture est d’ailleurs poussé à son paroxysme lorsque Natalie Dessay rejoue successivement la mort de Violetta. Cette présence constante du quotidien ordinaire vient complètement décomplexer l’approche que l’on pourrait avoir d’une telle œuvre. La personnalité de Sivadier (qui signe son premier opéra après de nombreuses productions pour des scènes de théâtre nationales) y est aussi pour beaucoup. Loin des clichés que l’on pourrait avoir vis-à-vis des metteurs en scène, il ne cherche pas à se construire un personnage et frappe par son accessibilité dans tous les sens du terme. En témoigne cette séquence plutôt comique où il donne des directives à la troupe dans un anglais approximatif et très franchouillard. En témoigne aussi la simplicité avec laquelle il s’approprie Verdi pour guider ses chanteurs vers la vérité de leurs personnages avec les mots les plus ordinaires.
Premier témoin de la création, Philippe Béziat reste à sa place et met une certaine objectivité avec la matière qu’il filme. Contrairement à Wiseman dans La Danse, le ballet de l’Opéra de Paris, il ne cherche pas à distiller un commentaire implicite, un regard critique ou théorique derrière l’enregistrement à brut du réel. Le point faible du documentaire se situe sûrement ici, dans cette absence de points d’encrages qu’auraient permis, par exemple, des entretiens avec l’équipe créative. Ainsi, le spectateur (surtout non néophyte) se sentira parfois extérieur au projet, comme s’il pénétrait dans les coulisses d’un film qu’il n’aurait pas vu. Mais pour peu qu’il fasse l’effort de s’inviter activement dans l’aventure, il se fera sûrement rattraper par la résonance moderne de l’opéra de Verdi et se rendra compte qu’il y a bien une Traviata qui sommeille en chacun de nous.