Pelléas et Mélisande est un envoûtement. La musique de Debussy, les mots de Maeterlinck, les personnages à la frontière de l’irréel, tout le contenu et les contours de l’œuvre participent de cette sensation de charme, presque d’ensorcellement. En filmant les répétitions à Moscou de l’unique opéra du compositeur français, Philippe Béziat réalise une très grande œuvre cinématographique. Parce qu’elle aborde mille questions en un film, qu’elle est une esthétique de la musique et de la création, une réflexion sur les processus artistiques et un ravissement sensoriel.
Pelléas et Mélisande est une « œuvre-monde ». De ces histoires qui ouvrent tous les possibles, où se mêlent les désirs humains les plus nobles et les plus vils, Eros et Thanatos, l’envers et l’endroit, l’ombre et la lumière. Au royaume d’Allemonde, le prince Golaud épouse la belle Mélisande, trouvée en pleurs dans la forêt. Mais c’est de Pelléas, le demi-frère de Golaud, que l’énigmatique tombe amoureuse. Un amour partagé qui mènera à leur perte. Le mystère de cet opéra qui ne ressemble à aucun autre est sa beauté, son énigme est son sens. Parvenir à nous le faire d’abord confusément sentir puis comprendre pleinement est ce à quoi s’emploie Philippe Béziat dans son remarquable travail. « Offrir au spectateur un espace sensoriel, imaginaire et méditatif qu’il puisse faire sien, sans préjugé ni présupposé » est l’intention – ô combien réussie ! – du réalisateur, auteur reconnu de nombreux films musicaux.
Son dernier film prend pour objet les répétitions de l’opéra de Debussy à Moscou. Été 2007, théâtre Stanislavski, l’œuvre est montée pour la première fois en Russie. À la mise en scène, le génial Olivier Py. À la direction musicale, l’immense Marc Minkowski. Et, sur scène, chanteurs français et russes se côtoient. Voilà l’un des principaux thèmes du film : la rencontre entre deux cultures. Car au-delà de l’espace clos du théâtre, le réalisateur s’est intéressé à ceux qui y pénètrent pour aborder une œuvre très singulière.
Pelléas et Mélisande est l’exact contraire des clichés les plus communément admis concernant l’opéra : pas de grands arias ou morceaux de bravoure, pas de démonstration de force des chanteurs, une musique et une langue a priori sans accents. Difficile, pour un Russe, de capter l’âme de cette œuvre profondément française. Peu habitué à la monotonie de la langue française, la basse Dmitri Stepanovitch, qui interprète Arkel, roi d’Allemonde, a du mal à comprendre comment peut passer l’émotion. En l’approchant de près, en pénétrant dans son appartement, en dévoilant un morceau de son quotidien – vie rude, petit studio sombre, cachet modeste – Philippe Béziat va à la rencontre de la culture russe, en même temps qu’il filme la rencontre des Russes et des Français, et l’alchimie qui, finalement, en ressort.
« Le French kiss, c’est ça !»
Philippe Béziat – et c’est en cela qu’il livre une œuvre aussi fine et sensorielle – ne se contente pas des mots exprimés. A la lumière de ce qu’il confie de son rapport avec les mots (un rapport de méfiance), sa démarche de cinéaste traversé par la musique s’éclaire. Pelléas et Mélisande, le chant des aveugles, est ainsi fait d’allers-retours entre le dedans et le dehors, la parole et la musique, pour finalement lier le tout, grâce à un montage puissamment orchestré : la caméra passe de la scène à la salle, des chanteurs “en civil” à leurs costumes aériens, du visage nu de Sophie Marin-Degor à l’impressionnante chevelure postichée de Mélisande… Réel et fiction, jeu et commentaire du jeu, s’entremêlent pour mieux se répondre l’un l’autre. Juste après avoir enregistré les doutes de Dmitri Stepanovitch, apparaît à l’écran, sur scène, la scène de baiser entre Pelléas et Mélisande, venant contredire la froideur que Stepanovitch imputait à l’œuvre. Il n’est que de voir son visage calme, sur lequel transparaît la joie (de la compréhension intellectuelle et sensible de l’opéra), filmé en gros plan, pour comprendre que le montage de Pelléas et Mélisande à Moscou était bien davantage qu’une production de plus, importée de France avec une lecture imposée.
Dans ces va-et-vient entre scène et rue, Philippe Béziat entreprend un travail de pédagogue. À l’image de Stepanovitch, nous accédons petit à petit au sens profond de l’œuvre. Le travail de décryptage, jamais fastidieux, est toujours guidé par la passion et l’intelligence de ceux qui l’aiment et la mettent en scène sous nos yeux : Olivier Py et sa recherche perpétuelle du centre d’une œuvre, Marc Minkowski transmettant aux musiciens une lecture sensorielle de l’œuvre, les chanteurs fondus dans leurs rôles.
En pénétrant le monde du théâtre et en jouant sur la similitude des questionnement que posent l’œuvre avec ceux que pose la vie réelle, l’auteur met en scène « une caverne allégorique du monde ». Et d’abord une caverne sensuelle dans laquelle le désir s’exprime par le chant envoûtant : la scène où Pelléas se perd dans les cheveux de Mélisande est probablement parmi les plus érotiques de toute l’histoire de l’opéra. Avec un regard qui se fait multiple, des points de vue multipliés, Philippe Béziat, capte à la fois la scène « en direct », et la lecture de ceux qui la recréent : « Excusez-moi mesdames de parler tout le temps de sexe, mais dans cette musique, c’est aussi important que les notes !» s’exclame ainsi Marc Minkowski sous l’œil complice du réalisateur. Un procédé qu’il répète pour plusieurs scènes de l’opéra, et qui lui permet de véritablement capter le spectacle en train de se faire. C’est un vrai travail d’herméneutique qu’il livre ainsi, porté par la fascination étrange que produit cet opéra. « On ne sait pas très bien quelle est l’alchimie du verbe de Maeterlinck, avec cette langue faite de truismes, de quasi-proverbes », confie Olivier Py.
Songe d’une nuit d’été
On ne sait pas très bien… mais on perçoit l’envoûtement étrange que produit l’œuvre de Debussy. Philippe Béziat s’emploie à enregistrer ce qui fait la magie de cette œuvre incandescente, et c’est précisément son énigme, en même temps que son côté englobant. En s’intéressant au ressenti des interprètes russes, il choisit l’angle du regard vierge, étranger, qui sied à sa volonté de revenir à un état de quasi naïveté face à une œuvre plutôt difficile d’accès. La magie de Pelléas et Mélisande opère. Elle transpire dans les propos de cette flûtiste, pour qui « dès les premières mesures, la vie quotidienne s’efface, on est dans le monde du rêve, du conte », ou encore dans le souvenir de cette musicienne âgée qui découvre Debussy avec le même sentiment que lorsqu’elle a découvert les impressionnistes lors d’une exposition pendant la période du rideau de fer.
Au cœur de ce chaud été russe, s’entrecroisent sous la caméra de Philippe Béziat différentes sensibilités qui finissent par se rejoindre, dans une même œuvre, mais aussi une même communauté d’esprit où les frontières, entre les pays, les milieux sociaux, les références culturelles, s’abolissent. Paradoxalement, cet opéra presque surnaturel, à l’ambiance ténébreuse sublimée par les structures métalliques (du château, de la forêt) imaginées par Olivier Py, apparaît alors comme le révélateur d’une énigme, d’un sens secret de l’existence. Un chant d’aveugles éclairés.
Le tour de force de Philippe Béziat est d’avoir su convoquer les mots et la musique, le documentaire et la fiction, l’esthétique et l’explication, pour réaliser une œuvre totale : un opera, pour se souvenir de l’étymologie italienne. Sans compter l’émotion d’avoir réalisé le rêve auquel Debussy n’a pas pu accéder mais qu’il souhaitait de toutes ses forces : monter Pelléas et Mélisande en Russie.