Après avoir filmé Catherine Deneuve sur fond de deuil, Gaël Morel retrouve Stéphane Rideau et Béatrice Dalle pour une relecture gay de Bonnie and Clyde. Film à la noirceur assumée, Notre Paradis lorgne vers le cinéma homo des années 1980, non sans ambivalence. Mais si, comme souvent chez Morel, le trait est parfois forcé ou maladroit, le film offre de belles scènes et permet de révéler un jeune acteur, Dimitri Durdaine, étonnant dans un rôle plutôt casse-gueule.
L’appréhension du cinéma de Gaël Morel a toujours été complexe. Victime du syndrome Antoine Doinel, le réalisateur reste, qu’on le veuille ou non, rattaché à la figure tutélaire d’André Téchiné qui l’a révélé dans Les Roseaux sauvages. Sa filmographie s’est ainsi construite dans cette ambivalence constante entre l’inscription (délibérée ou non) dans la filiation du père et une volonté d’émancipation effrontée. Inégal, son cinéma a au moins le mérite de la sincérité et surtout un don pour esthétiser les corps masculins. (Le Clan en était le meilleur exemple et les garçons sont toujours aussi dénudés dans ce nouveau film). Moins grand public qu’Après lui (avec Catherine Deneuve) ou New Wave (téléfilm diffusé sur Arte), Notre Paradis est un retour aux sources du cinéma homo des années 1980, celui du Téchiné période Jacques Nolot (J’embrasse pas). Une époque où l’homo était un « homme blessé » qui se prostitue et vient hanter les lieux de dragues en extérieur. Dans une trame qui nous emmène de l’enfer du Paris nocturne au semblant de paradis enneigé d’un chalet de haute montagne, nous suivons ainsi les dérives de deux amants criminels aux « vies brûlées ». Vassili (Stéphane Rideau), 33 ans comme le Christ, voit sa carrière de prostitué décliner. Un soir, au bois de Boulogne, il recueille un jeune homme (Dimitri Durdaine) qui s’est fait tabasser. Cet ange déchu, il décide justement de le rebaptiser Angelo. Devenus amants, les deux hommes se prostituent ensemble et deviennent de plus en plus impitoyables avec leurs clients, jusqu’à avoir des pulsions criminelles. Par peur des représailles, ils fuient la capitale et trouvent refuge auprès d’un autre ange noir, Anna (Béatrice Dalle), mère célibataire et amie de Vassili. Cet unique personnage féminin du film parvient à trouver sa place au sein du duo. Il faut dire que Béatrice Dalle y est pour beaucoup dans cette faculté à mêler grâce, douceur virile et fêlures de l’écorchée vive.
Tourné dans l’urgence et avec une économie de moyens, Notre Paradis n’est certes pas exempt d’une certaine complaisance dans le glauque gratuit. En témoignent, par exemple, ce moment où Angelo va voir un médecin qui, sous couvert de l’examiner, finit par lui faire une radioscopie, ou encore le fétichisme prononcé de certains clients. Appelons cela des tics de cinéaste. Mais ces séquences, qui n’apportent pas grand-chose au film, risquent de donner de l’eau au moulin à ses détracteurs et rebuter le spectateur peu aguerri. Plus réussie est la rencontre charnelle entre les deux garçons et Béatrice Dalle ou se dégage un savant dosage de poésie et de caractère sulfureux. Pourtant derrière ces défauts et quelques maladresses, Gaël Morel est capable de nous offrir de très belles scènes grâce à la direction de ses trois acteurs principaux et une belle utilisation de la musique. La trame, plus solide qu’à l’habitude, porte aussi en filigrane des réflexions intéressantes, notamment sur le vieillissement. Cette problématique est amenée dès la scène d’ouverture où se confrontent de manière habile deux générations d’acteurs. Jean-Christophe Bouvet – figure emblématique du cinéma de Vecchiali, Téchiné ou Guiguet – et Stéphane Rideau – icône depuis Les Roseaux sauvages et qui traverse aussi l’œuvre de Gaël Morel comme un fil rouge. Aux répliques cinglantes de Bouvet sur le « vieillir gay » répond le silence de Stéphane Rideau, trentenaire encore beau gosse mais déjà menacé par l’arrivée d’une nouvelle génération incarnée par Angelo. Ces questionnements se déclinent tout au long du film, non sans véhiculer un constat amer (que l’on peut juger contestable) où toute relation de couple se présente sur le mode client/prostitué. Et c’est curieusement le personnage le plus jeune du film, le fils de Béatrice Dalle, qui vient mettre un peu d’ordre et de morale. Jeune garçon qui vit dans les jupes de sa mère, il est complètement fasciné par Vassili et Angelo, jusqu’au moment où il devient témoin de leurs agissements meurtriers, ce qui leur sera fatal.
Il est clair que Notre Paradis fera aussi grincer des dents les partisans d’une image positive de l’homosexualité. Ces derniers risquent de n’y voir qu’une vision rétrograde et clichée. Le fait que les desseins criminels des personnages ne soient jamais réellement explicités n’aide en rien. Gaël Morel refuse, en effet, de charger en psychologie Vassili et Angelo. Il les prend dans l’immédiateté de l’action sans les inscrire dans un passé qui viendrait rationaliser leurs gestes. En ce sens, il a trouvé en Dimitri Durdaine l’acteur parfait pour traduire la spontanéité et la fougue d’Angelo. Tel une réminiscence de Manuel Blanc, il est sans conteste la révélation du film ! Pourtant, il serait faux de prendre Notre Paradis comme un film social ou militant. L’inspiration vintage du cinéma gay des années 1980 est plus utilisée comme une référence esthétique (le blouson en cuir de Stéphane Rideau par exemple semble tout droit sorti du clip Cargo de nuit), comme on ferait référence à la Nouvelle Vague en reprenant des codes visuels ou des thématiques. C’est aussi et surtout pour le réalisateur, une réponse radicale à l’image que la fiction actuelle propose des homos, image qu’il juge trop policée. Dans cette optique d’un cinéma purement romanesque, pourquoi des gays ne pourraient-ils pas être criminels ? De fait, même sans adhérer complètement à l’ambiance du film, Notre Paradis reste cohérent dans ces partis pris et son esthétique. On pourra également saluer que de tels projets, pas forcément commerciaux ou grand public, puissent encore trouver leur place dans la production « mainstream » française.