Frédéric Ramade a un compte à régler : il retourne pour cela sur son lieu d’origine, à Fondettes, près de Tours. Des blessures familiales mal refermées ? Non, ce n’est en tout cas pas le sujet. Par contre, il y a un lourd passif avec ce pavillon qu’il a vu sortir de terre. Le projet ne s’arrête pas à son originalité puisqu’il en résulte, par ses multiples dispositifs narratifs et de mise en scène, une merveille aussi parfaitement fantaisiste que rigoureuse. Un film ambitieux et stimulant, mais aussi d’une grande tendresse dans le regard porté sur les siens. Le court-métrage Pour la petite histoire complète le programme, une autre histoire de famille, plus directement axée sur la mémoire, ou plutôt la quête désamorcée de celle-ci.
Ode pavillonnaire
L’univers impitoyable de la zone pavillonnaire, avatar architectural de l’étalement urbain du second XXe siècle, est loin d’être absent du paysage cinématographique. Il n’est pas question ici d’en faire le recensement, mais le mode de vie et les rapports entre individus qu’il implique ont été largement explorés avec une grande diversité, de Tim Burton dans Edward aux mains d’argent à La Zona de Rodrigo Plá récemment. Dans Ça brûle de Claire Simon (2006), l’héroïne traversait un lotissement à cheval, une véritable scène épique de western où il s’agit de conquérir un espace, de repousser une frontière. Frédéric Ramade, aux confins du documentaire, de la fiction et de l’œuvre plasticienne, se situe davantage dans cette démarche d’appropriation, mais apporte indéniablement une pièce et un regard complètement neufs. D’abord en individualisant son regard, mettant en scène les siens (ses parents et sa sœur) et lui-même, tout en les reliant à cet environnement. Ensuite en questionnant l’objet en tant que sujet esthétique et anthropologique.
Le cinéaste, qui a longtemps écrit avant de comprendre qu’il voulait faire des films, fait de son objet d’étude un problème de langage, notamment de la difficulté à se situer dans l’espace. La zone pavillonnaire comme non-lieu plus que lieu : « Le lotissement, il est tout près du village, mais c’est quand même pas tout à fait le village, c’est un petit morceau à proximité, mais c’est pas tout à fait tout à fait le village, pour moi, c’est quand même dans le bourg, c’est différent. » Ainsi s’exprime Françoise, la mère. Ici, rien et tout est dit. Voilà des mots qui pourraient être ceux, au choix, d’un dadaïste, d’un surréaliste ou bien encore de Georges Perec. Ode pavillonnaire est ainsi l’histoire d’une prise de parole qui intervient de différentes manières. Par la lecture, sans prendre la peine de dissimuler le texte que les personnages ont sous les yeux, la parole devient alors discours. Dans ce cas, souvent à table, le cadre inclut les quatre membres de la famille. La parole est aussi individualisée, face à la caméra. Les protagonistes sont alors interrogés, poussés à la formulation et à une forme d’intellectualisation de ce qu’ils sont en train de dire. Dans cette « famille témoin », les parents sont le type même de « l’homme des trente glorieuses » qui n’a justement pas intellectualisé le fait de « faire construire », qui fut une dynamique sociale globale, un fait anthropologique et de civilisation. Or, il y a si peu de mots pour formuler le banal, pour dire que tout est pareil tout en étant dissemblable, pour justifier des choix qui sont plus fonctionnels qu’esthétiques, pour se distinguer dans l’uniformité. Il est d’ailleurs remarquable que cette forme d’habitat, à la différence des faubourgs populaires d’antan ou des cités verticales d’aujourd’hui, n’a pas produit une langue spécifique. Et pourtant, cette volonté de distinction est forte, on préfère par exemple le terme « maison » à celui de « pavillon », trop négativement connoté. La troisième voie se situe plus dans la reconstitution du quotidien, chacun dans son rôle : papa lit le journal, maman fait la cuisine, le fils et la fille sont dans leur chambre. Ce sont alors d’étranges moments, très touchants, par exemple lorsque Françoise lance dans l’escalier : « Fred, Bénédicte, c’est prêt ! » En reconstituant la famille nucléaire, les rituels du passé sont réactivés, remis au goût du jour.
Ode pavillonnaire est aussi, de la part de Frédéric Ramade, un « exercice » d’appropriation de cette sphère par le biais du medium cinéma, et de son langage spécifique : filmer un lieu et un espace chargés d’expériences et d’affects, en même temps qu’ils sont, a priori, vides d’une quelconque valeur esthétique. Pour cela, une grammaire visuelle, à la fois très joueuse et rigoureuse, s’invente, très lointaine, en mettant à part les quelques archives familiales super-8, d’un home-movie avec petite caméra portée et images sur le vif. Une équipe son et image, photographie impeccable et travaillée, de longs travellings au grand angle dans les rues et sur les façades, des plans vertigineux à la grue, pour filmer une rue vide ou une simple partie dominicale de badminton. En exagérant un peu, certes pas avec le même budget (ni avec la même mise en scène), les moyens techniques mis en œuvre sont ceux avec lesquels Martin Scorsese a filmé les Rolling Stones en concert dans Shine a Light. La durée des plans, fixes ou panoramiques lents décrivant un aller-retour, permet de donner une épaisseur à ce qui est vu, et sur quoi le regard ne s’attarderait pas (une haie bien tondue, une parcelle de jardin ou tout simplement la façade d’un pavillon…). Ceci produit la possibilité d’une déambulation au sein de l’image et lui confère une charge poétique rêveuse. Aussi la mise en rapport par le montage s’avère parfois hautement cocasse. Trois plans bucoliques s’enchaînent, des fleurs, des branches puis un dense massif forestier au milieu duquel coule un ruisseau. Les initiés auront deviné dans le dernier l’improbable papier peint recouvrant ici la porte des toilettes qui s’ouvre tout à coup.
La trajectoire que suit le film est celle d’une réconciliation entre le cinéaste et ce pavillon, mais aussi, plus indirectement, avec la cellule parentale. L’habitat individuel périurbain, en déterminant des types de liens très spécifiques entre les individus, a de nombreuses significations politiques et anthropologiques. Cette évolution urbaine a produit une atomisation sociale très forte, certes protectrice, mais aussi destructrice en terme de lien à la vie collective. Aussi bien au sens large, avec la domination d’un entre soi appauvrissant la mixité sociale, qu’au sein du foyer, avec le règne d’un « entre soi-même » (la chambre de l’adolescent, l’atelier de papa au sous-sol…). On peut prolonger cette donnée avec l’accès à la culture dans un lieu dépourvu d’épaisseur et d’équipements en la matière. Plus exactement, la relation est nécessairement médiatisée, comme ici avec la reproduction d’œuvres d’art sur des posters accrochés au mur. L’extrême artificialité étant évidemment atteinte avec la toponymie (rue Maurice Ravel, rue Paul Cézanne, rue William Turner…), avec laquelle s’amuse (et le spectateur avec lui) le réalisateur. C’est pourquoi, le simple fait de faire un film « ensemble », en famille, revêt un caractère très émouvant. Et la transformation du pavillon en une sculpture ready-made (ReAdy MADE pour le jeu de mot), faire de l’objet sériel et trivial une œuvre d’art, si elle tient de la pirouette un peu potache, est une manière de faire imploser cette « dictature » pavillonnaire. Lors du vernissage, la famille est réunie, les voisins sont là, et on vient même de très loin : une équipe de journaliste japonais atterrit là on ne sait trop comment. Les démarches, artistique du fiston et fonctionnelle des parents, se rejoignent, mieux elle se confondent. Le pavillon, devenu légitime, devient le centre de gravité d’un improbable cosmos, le lieu d’une utopie, sociale et familiale, rêveuse.
Pour la petite histoire
Pour la petite histoire explore aussi la famille, plus directement ici sa mémoire. À la Libération, le grand-père du cinéaste est entré dans la ville à bord d’une jeep en compagnie d’un officier américain et de quelques membres des FFI. Il s’agit ici d’une tentative de reconstitution de la mémoire de l’événement. L’ouverture, le milieu et la fin du film sont ponctués par trois plans étirés sur le grand-père mutique, qui ne prendra jamais la parole. Il ne fera pas parler sa mémoire. La refuse-t-il à la caméra? Et d’ailleurs, en a-t-il encore une ? Quasi immobile, il lance quelques regards à la caméra. Les entretiens, statiques, alternent avec des déplacement à bord d’une jeep : en tenue de GI, Frédéric Ramade entend pourchasser et réactiver, au présent, l’événement. En quête de traces, dans les archives et dans les têtes de témoins, il se heurte au vide ou, au mieux, au flou. Les différents intervenants n’ont rien d’autre à offrir qu’un point de vue seulement individuel et fragmentaire. Pour la petite histoire, comme Ode pavillonnaire, filme le langage et regarde la formulation se faire, dans toute sa subjectivité et ses béances. L’événement n’existerait donc plus, ou plutôt il se serait dilué en une multitude mémoires et de points de vue. A-t-il existé ? Reste l’imaginaire.