Les Rolling Stones en concert au Bacon Théâtre de New York, lors de leur dernière tournée The Bigger Band en 2006. Martin Scorsese aux commandes pour filmer l’événement. Nous y allons en confiance. L’histoire de Scorsese et la musique est longue et passionnante (source d’inspiration pour ses fictions, elle a aussi été objet de ses documentaires − The Last Waltz, dernier concert de A Bigger Bang, Du Mali au Mississippi, qui explore les origines du Blues, un portrait, No Direction Home : Bob Dylan). Dès Mean Streets et jusqu’aux Infiltrés, il invite la musique des Stones dans ses films (dans le premier, sur un budget de 750 000 $, 35 000 $ étaient consacrés aux droits d’exploitation de « Jumpin’ Jack Flash » et « Tell Me »). Inspiré non tant par elle que par son ton, son humeur et l’attitude des artistes, sa rencontre (la première) avec le groupe mythique est a priori prometteuse tant semble naturel et profond le désir qu’il en a. Que peut-on montrer d’encore inédit sur ces stars dont on sait tout ? Scorsese apporte une réponse logique et lumineuse : ce que personne n’a encore jamais vu des Stones, c’est leur performance lors de ces deux soirées, les 29 septembre et 1er octobre 2006. Tout s’efface au profit de cet événement là, les énergies de tous convergent pour que le spectaculaire soit source d’une délectation collective maximale.
En ouverture, quelques fausses pistes. Scorsese est à l’écran et montre à Mick Jagger la maquette prévue pour le concert : l’attitude du musicien est aussi détachée que celle du cinéaste est concentrée. Plus tard, ce dernier se meurt d’inquiétude devant les cruciales contradictions qu’il doit résoudre (« Ce spot va cramer Jagger ; on ne peut pas cramer Jagger ; mais il nous faut ce spot ») et parce qu’il n’a pas encore l’ordre des chansons prévues, ne peut préparer ses caméras. Pendant ce temps, Jagger répète le plus sereinement du monde dans sa chambre d’hôtel. Même décalage lorsque Bill Clinton accompagne solennellement sa belle mère embrasser les stars, ni vraiment concernées ni flattées. On sourit / rit alors et on continuera par la suite. Mais cinéaste et préparatifs s’effacent bien vite pour laisser place à la seule performance.
Scorsese sait que des Stones, on a tout vu et entendu, y compris dans des documentaires pour grand écran (One + One/Sympathy for the Devil de Godard, Gimme Shelter, David et Albert Maysles, Cocksucker Blues, Robert Frank, At the Max, Julien Temple…). Il abandonne donc son projet d’inventer une structure narrative au concert, qui retracerait la saga du groupe des années 1960 à 1990. Pour mieux se concentrer sur le seul spectacle, il renonce aussi à filmer les préparations et à interviewer les Stones. Et ne lésine sur aucun moyen : son anxiété dans les premières scènes annonce le monumental de ce qui va s’ensuivre. Seize caméras, sur scène et dans la salle, une équipe de cameramen hors pair, supervisés par Robert Richardson (oscarisé pour Aviator), une grue… : il s’agit d’être à la hauteur de ce que les musiciens vont donner.
Tandis que The Last Waltz, autre concert filmé par Scorsese en 1978, était un adieu nostalgique au groupe The Band, dans Shine a Light c’est la présence des Stones qui est captée, leur énergie subsistante après quarante ans de carrière, l’interaction entre eux et avec le public. Lorsqu’on demande à Keith Richards à quoi il pense lorsqu’il est sur scène, il répond qu’il ne pense à rien, qu’il ressent. Et c’est bien uniquement la sensation qui nous est donnée ici, grâce à l’extrême présence de tous. Présence des musiciens évidemment. Des tubes mythiques à quelques morceaux inédits, le vieux Jagger se trémousse comme s’il avait vingt ans, en symbiose avec Keith Richards étreignant sa guitare, avec le drôle d’impassible Charlie Watts. Symbiose aussi avec leurs invités Christina Aguilera, Buddy Guy, Jack White… La fascination est réciproque, l’énergie et la joie d’être là communicatives. Le public y répond bien sûr mais son enthousiasme est saisi sans aucun voyeurisme. La salle du Beacon Theatre est petite et permet d’éviter que l’hystérie ne parasite la présence des musiciens. Scorsese, aussi passionné par son projet que respectueux envers ceux qui y participent, a également pris soin de ne pas gêner les fans avec ses nombreuses caméras. Pour rester dans l’ombre, le cinéaste est bien présent. Son effacement de l’écran rend plus sensible encore le regard qu’il porte sur les artistes, sa fascination exigeant que toute la place leur soit laissée. Ses caméras aux aguets et le recours à toutes les échelles de plans ne font rien perdre de l’événement : regard entendu entre deux musiciens, clin d’œil à la caméra du batteur, gros plan sur les mains du guitariste, envol à travers la salle pour capter l’impression d’ensemble, l’interaction avec le public… Si ce dernier bénéficie d’un live dont nous sommes privés, nous est offerte l’ubiquité par laquelle le cinéma compense la limite qui lui est constitutive. Plus que dans la salle, nous sommes sur scène.
« Comment expliquez-vous votre succès ? — Je ne sais pas » répond Charlie Watts dans l’une des rares archives qui ponctuent le concert. La question intéresse aussi peu les Stones que Scorsese, et ce qu’il a retenu de ces archives légitime son parti pris de ne s’en tenir qu’à la performance. Ces interviews ne visent pas à éclairer qui sont les Stones (comme dans No Direction Home : Bob Dylan où divers témoignages évoquaient le parcours et l’aura du musicien) mais à ironiser une telle tentative. Les réponses closes du groupe, toujours drôles, mettent en évidence qu’il vaut mieux les écouter, regarder et ressentir qu’élucider ce qu’est leur mythe. Scorsese en a pris acte et nous débarrasse de tout ce qui ne serait pas pur spectacle. L’énergie que les musiciens déploient sous nos yeux en 2006 est également rendue plus fascinante par le rappel des questions qu’on leur posait jadis sur leur longévité présumée. Peu importe donc pourquoi le groupe subsiste, ne compte que la façon dont il est bien là aujourd’hui.