Avec cette reconstitution de la prise d’otage à Entebbe, en Ouganda, du vol Air France 139 perpétré en juin 1976 par le FPLP (Front Populaire de Libération de la Palestine) en coopération avec deux membres du Revolutionäre Zellen allemand, José Padilha continue de mettre en scène le même univers militarisé déjà en action dans ses productions précédentes. Après le diptyque Tropa de Elite, son remake de RoboCop ou la série Narcos, qu’il a produite et dont il a réalisé les deux premiers épisodes, le réalisateur brésilien met ici en scène la spectaculaire intervention militaire israélienne qui libéra les otages restés enfermés pendant une semaine dans l’ancien terminal d’Entebbe. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Padilha traite d’une prise d’otage : celle d’un bus et de ses passagers par un jeune carioca issu des quartiers défavorisés était déjà au centre de son premier film, le documentaire Bus 174, sorti en 2002. Cependant, son cinéma, en plus d’élargir ses frontières urbaines à l’échelle géopolitique, trouve ici un moyen de redéfinir sa propre idée de l’action militarisée. Dans Tropa de Elite ou RoboCop, celle-ci – initialement au service de l’état policier – y servait de moyen d’oppression sécuritaire (à Rio) voire carrément fasciste (dans le Detroit de 2028). Elle est, dans Otages à Entebbe, d’abord vue comme un moyen d’expression contestataire au service de la révolution, avant de virer à son tour dans l’autoritarisme (par le tri des otages en fonction de leur nationalité et de leur religion). La contestation, bien qu’utilisée par des moyens d’oppression illégitimes et violents, s’exécute comme étant persuadée de sa propre légitimité morale et politique. Dans Otages à Entebbe, les « terroristes » se présentent à leur otages comme des « humanitaires ».
Ennemis de l’extérieur
Cette proposition, qui définit le terrorisme, comme n’étant que relative au camp dans lequel on se situe, n’est pas la position la plus évidente à tenir aujourd’hui. Mais José Padilha a eu la bonne idée de ne pas vouloir construire son film autour d’une balance justicière ou morale qui trancherait entre deux parties a priori irréconciliables. Au contraire, celui-ci paraît débarrassé de toute tentation de persuasion ou de militantisme et cherche, plutôt qu’à ériger un camp au dessus d’un autre, un point d’équilibre. Dans Otages à Entebbe, on jongle entre les formes, les langues et les tons et on assiste à la mise en scène d’une prise d’otage comme un vaste terrain de jeu égotiste où chaque personnage, chaque pays, chaque mouvement sociopolitique, va se battre en permanence pour occuper la position du martyr (des otages, des Juifs ou des Palestiniens, qui est la véritable victime ?). En ce sens, l’alternance dans le récit entre plusieurs personnages des deux camps et de sous-intrigues adjacentes tend à dévoiler l’envie, voire la nécessité, de tous ces protagonistes de récupérer ce passage de l’Histoire pour mieux servir sa propre cause. Otages à Entebbe illustre ces processus de récupérations par l’absurde : il s’agit, le plus souvent, de savoir qui, des pro-palestiniens ou d’Israël, serait le plus « nazi » (ou qui, du FPLP ou du général Amin Dada brillera le plus lors de l’opération).
C’est peut-être le plus grand risque que prend le réalisateur. Celui de vouloir montrer le conflit israélo-palestinien comme résultant, au fond, d’un manque de reconnaissance et de jugement d’un tiers ou d’un tribunal moral neutre, situation qui forcerait les deux parties à vouloir s’accaparer en permanence la légitimité de leurs actions et de leurs positions (le colonialisme sauvage d’un côté, le terrorisme sanglant de l’autre, et une médiation difficile entre les deux). En manquant de dessiner avec un feutre consensuel ses personnages politiques en leur préférant leur partie la plus polémique (des terroristes pas si maléfiques, des israéliens pas si héroïques, et inversement), Otages à Entebbe brouille les frontières et expose au grand jour ce vaste conflit d’image. Dans une nonchalance à peine voilée, on sent que Padilha se positionne ainsi en retrait. Ni « pro », ni « anti », comme tout bon diplomate, il prend le risque de ne convaincre personne à défaut de pouvoir satisfaire tout le monde.
Des régimes de fous
C’est ce qui explique la confusion du récit et de la forme même d’Otages à Entebbe, qui hésite en permanence entre le grand spectacle hollywoodien, le feuilleton géopolitique, le téléfilm engagé, le drame classique ou l’allégorie théâtrale dans un ensemble étrangement raccordé. Le raid mené en slow-motion par Yonathan Netanyahou afin de libérer les otages et d’éliminer les terroristes à Entebbe est montré conjointement avec un impressionnant segment musical mettant en scène la chorégraphie du « Echad Mi Yodea » de Ohad Naharin, interprété par la Batsheva Dance Company (qui intervient à plusieurs moments dans le film). Des flash-backs reviennent sur la préparation des deux Allemands du Zellen, Brigitte Kuhlmann et Wilfried Böse, pour rompre avec la détresse collective des familles et des individus pris en otage, le tout monté parallèlement avec les tergiversations politiques à Jérusalem entre le Premier ministre israélien de l’époque, Yitzhak Rabin, et son ministre de la Défense, Shimon Perez. Quelques images d’archives viendront également s’insérer dans cette reconstitution numérique jonglant successivement entre une longue focale écrasant et floutant l’arrière plan, une courte focale malickienne déformant les visages auxquels elle se colle et une caméra à l’épaule à la focale moyenne, plus habituelle chez Padilha, qui vient ici se fondre dans une mélasse visuelle informe à la bizarrerie désarmante.
La multiplicité des régimes politiques, sociaux et religieux concernés par le raid d’Entebbe (l’État d’Israël, de Palestine et d’Ouganda, les juifs et les musulmans, les autoritaires et les révolutionnaires, le FPLP et le Zellen, etc) trouve ainsi son équivalent dans celle des régimes d’images convoquées, qui vient successivement déformer les apparences, aplatir la profondeur, reconstituer l’Histoire et entretenir vérités ou mensonges. On sent qu’Otages à Entebbe se cherche tour à tour une forme, un point de vue, un langage et un discours. José Padilha tranchera en faveur d’un télescopage général, où tout finira par se confondre et se lier suivant un besoin commun : celui de pouvoir légitimer son existence et ses valeurs dans le vacarme de l’Histoire. Après une séquence finale cacophonique dont le chaos n’a d’égal que la profusion des strates visuelles, musicales et temporelles qu’elle donne à voir, Otages à Entebbe se terminera par ces habituels panneaux contextuels, qui nous informent sur le sort des protagonistes du film et statuent sur la régression des relations israélo-palestinienne aujourd’hui. Viendra ensuite un improbable générique de fin, qui apparaît sur la performance d’un des danseurs de la Batsheva, en train de moduler somptueusement les formes de son corps tout en suivant une ligne tracée sur le parquet d’une scène. Cette alternance déstabilisante entre un constat historique polémique (qui cherche à légitimer la démarche du film) et une poésie corporelle difforme (qui tend à dévoiler sa nature chimérique) résume assez bien l’entreprise périlleuse du réalisateur brésilien. Là où l’ensemble des curseurs de son cinéma sont poussés jusqu’au bout de leurs limites, José Padilha, dans ses délires polymorphes, n’a désormais plus peur de traverser cette frontière du mauvais goût qui lui permet, enfin, d’affirmer toute sa singularité.