Le cinéma maniéré de la violence des favelas de Rio commence à être un business plutôt lucratif à l’exportation, prisé des festivals internationaux — toujours en demande fébrile du spectacle de la misère du Tiers Monde — et des chasseurs de têtes des studios hollywoodiens — eux en quête de nouveaux réalisateurs à employer en caution de respectabilité et de conscience du monde. Mais ce courant naissant du cinéma brésilien, tributaire de chartes narratives annexes des standards du divertissement de masse, se montre plus intéressé par l’effet choc et le constat convenu et complaisant que par une interrogation sincère du réel, quand celle-ci ne dévoile pas carrément une totale hypocrisie. Le Cinema Novo orphelin de Glauber Rocha, avec ses portraits implacables des défavorisés du Brésil, a bon dos, et ce n’est pas ce Tropa de Elite qui viendra changer la donne.
Malgré des origines documentaires affichées (dont le réalisateur garde l’utilisation de la caméra portée, déjà institutionnalisée avant lui dans la fiction musclée, notamment à Hollywood) et le choix de s’intéresser aux forces de l’ordre confrontées à la criminalité des favelas (notamment la police militaire brésilienne ou BOPE, « troupe d’élite » du titre), José Padilha ne coupe pas vraiment le cordon avec des prédécesseurs adeptes du découpage frénétique et des points de vue de gangsters hauts en couleur. Soit Fernando Meirelles et sa surestimée Cité de Dieu, film-phare aveuglant de clinquant décliné en série télé avec La Cité des hommes, elle-même revenue sur grand écran via le film homonyme de Paulo Morelli. On en retrouve même ici des bouts de générique (le scénariste Bráulio Mantovani, le monteur Daniel Rezende, quelques acteurs), et c’est assez logiquement que quelques ficelles narratives familières refont surface : notamment cet enchevêtrement tendant au chaos des parcours de personnages, néanmoins balisé par une voix-off au propos plus illustratif que réellement informatif, commentaire sentencieux prompt à l’ironie facile et appelant à la connivence.
La morale des troupes
C’est ainsi que le bât qui va blesser démange très tôt. En fait d’une reconstitution du réel, on vend au public une réduction des faits à une racoleuse compilation d’anecdotes percutantes, surlignées par un commentaire affectant un ton détaché et critique, mais relevant même sous cette forme d’un procédé trop familier (Les Affranchis ont fasciné d’autres émules avant ce film-ci), et ne faisant qu’appuyer le propos bateau qu’on avait cerné immédiatement : la police de Rio, ce n’est pas vraiment les Incorruptibles, les mains sales même quand elle combat le crime. D’autres formules invoquées en renfort pour étayer le récit achèvent de faire dériver le film vers la dramatisation balisée de clichés empruntés à l’Amérique du Nord, notamment des archétypes de personnages aussi éculés que l’officier-de-police-proche-de-la-retraite qui se consacre à contrecœur à sa dernière mission, le tandem-de-flics-que-tout-oppose (le noir instruit et posé qui veut sortir de la misère qui l’a vu naître, flanqué du partenaire blanc fruste et risque-tout)… Le côté « basé sur des faits réels » de l’intrigue (en 1997, l’effervescence des forces de l’ordre à l’annonce d’une visite prochaine du pape Jean-Paul II dans les favelas), étiquette galvaudée depuis longtemps par Hollywood, devient ici une circonstance aggravante.
Comme trop souvent chez les faiseurs d’action à la Paul Greengrass qui jouent au réalisme en faisant branler leur caméra sur l’épaule, ce procédé ne dénote chez Padilha qu’une absence de regard franc sur la réalité qu’il reproduit grossièrement comme sur les schémas narratifs qu’il manipule. De sorte qu’on est à peine surpris de voir le discours du film dériver vers des eaux douteuses, même si on peut se demander quelles sont la part de calcul sournois et celle de pure inconséquence dans ce glissement. C’est qu’après l’éparpillement complaisant de la première partie dans les méandres de la corruption de la police civile, la suite file nettement plus droit, et pas dans le meilleur sens du terme, resserrée autour du BOPE et de son plutôt sympathique capitaine sur le départ — marié et bientôt papa, après tout. L’effet de césure sur le récit — genre « avant, après » — et l’absence de franc parti pris de la mise en scène amènent cette dernière partie à une apologie sèche d’une super-police qui purge ses rangs des flics ripoux, en impose aux malfrats lorsqu’elle investit les favelas mitraillette au poing en formation commando, et admoneste même les petits bourgeois fumeurs de joints qui aggravent la misère du pays, ben voyons. Toute l’ambiguïté de spectacle entretenue sur le maintien de l’ordre à Rio depuis la scène d’ouverture (où — choc — un flic en vise un autre avec un fusil à lunette) se voit alors vidée de sa raison d’être, le propos rabâché (« quand la police se salit les mains ») changeant insidieusement de formulation (« la police doit se salir les mains », ouvrant la voie à la justification de la répression la plus brutale), les enjeux réduits à un simple problème domestique (notre capitaine pourra-t-il rentrer chez lui ?). Le dernier plan, avec son contre-jour esthétisant sur un ultime suspense aussi racoleur que vain, enfonce le clou d’une entreprise où la recherche sans recul du sensationnel a fini par se passer des excuses dénonciatrices pour se vautrer dans un discours nauséabond.