« Contrairement à l’homme qui n’est qu’une ombre, la femme est un être libre qui existe réellement », aime à dire Masumura. Liberté sexuelle et corps magnifié comme l’incarnation de l’érotisme, la représentation de la femme demeure le centre de tous les films du réalisateur japonais. Si Passion se donne à voir comme un hommage à une femme dont l’érotisme est empreint de souffrance morale, La Bête aveugle outrepasse la torture psychologique en montrant l’empire d’un désir mortifère. Sado-masochisme, violence morale et passion amoureuse sont au programme de ces drames érotiques.
Dans ces deux films, un individu est prisonnier de sa passion pour le corps de la femme. À partir de cette trame narrative, vont se déployer les thèmes de l’adoration, de la possession et de la mort. Dans Passion, Sonoko est fascinée par sa muse et amante Mitsuko (pitch qui porte en creux l’aspect révolutionnaire du cinéma de Masumura). Dans La Bête aveugle, c’est un sculpteur aveugle de naissance, Shino, qui se passionne pour un modèle nommée Michio. Parce qu’il considère son corps comme l’idéal de la physionomie féminine, Shino la séquestre afin de pouvoir en modeler à sa guise la statue. Ces deux personnages, Sonoko et Shino, vont devenir les esclaves de leur propre passion. Pourquoi et comment la beauté féminine demeure le premier déclencheur de l’action pour Masumura ?
La femme, selon le réalisateur, est d’abord un corps. La sensualité qui se dégage de plusieurs scènes de Passion est principalement rendue sensible à l’écran grâce à l’actrice fétiche du réalisateur, Ayako Wakao. À travers ce corps voluptueux et sensuel émerge un érotisme libéré et assumé. Le désir pour Masumura naît d’abord par le regard. Sonoko tout au long du film demeure littéralement obsédée par la beauté quasi surnaturelle de Mitsuko. Elle lui avoue donc son adoration à travers une peinture de la déesse de la miséricorde qu’elle transfigure en lui donnant les traits de sa belle. La représentation traditionnelle de la beauté féminine transparaît dans la manière de filmer les deux femmes. Leur portrait rappelle les scènes peintes dans les estampes asiatiques dans lesquelles le regard est savamment dirigé vers les détails du corps féminin. Nuques longues et fines, dos à la courbe vertigineuse, cheveux relevés en chignon, sont les pilotis d’un érotisme à la japonaise.
Si la femme est le centre du questionnement du cinéaste, la solitude des êtres devient la conséquence de cette pulsion pour son corps et sa beauté. Les quatre personnages de Passion (Sonoko et son mari, Mitsuko et son fiancé) symbolisent les quatre branches du sinogramme « Manji » (Passion) lesquelles sont liées en leur centre mais prennent des directions opposées. De fait, chaque personnage est englué dans son désir, lequel l’accule à la solitude. Envoûtés par Mitsuko, les hommes sont à l’origine de la séparation des femmes, en contrecarrant leurs projets amoureux et en s’immisçant dans leurs rencontres libertines. Le mari de Sonoko, animé d’une jalousie féroce envers sa femme, s’oppose à son amitié érotique avec Mitsuko qu’il convoite à son tour. Le fiancé de Sonoko, quant à lui, propose un pacte de sang à Sonoko afin d’empêcher la fuite probable des deux femmes. Tous, en œuvrant pour eux-mêmes, s’éloignent progressivement les uns des autres. Les personnages de Masumura existent en fait uniquement dans leur aliénation à la pulsion de mort suscitée par la belle Mitsuko. Celle-ci, au centre des énigmes et des mensonges amoureux de cette histoire érotique, demeure pourtant l’inaccessible. Belle et pure, elle est aussi machiavélique, calculatrice et égocentrique. Sa beauté l’accule au mystère – le mystère féminin ? Quel rôle a‑t-elle entre ses trois prétendants ? De qui est-elle l’alliée ? Qui juge-t-elle comme son ennemi ? Le mystère qui plane autour de Mitsuko nourrit son machiavélisme. Si tous les autres dévisagent sa beauté, ce personnage féminin est absorbé par sa propre image. Ce narcissisme l’empêche de préférer l’un ou l’autre de ses amants. Dans le regard de l’autre, c’est elle-même que voit Mitsuko. Tout ce qui importe pour cette femme est de s’assurer de sa supériorité en réduisant autrui au statut d’esclave amoureux. Chacun s’éloigne de l’autre pour assouvir un désir pulsionnel qui signe le début de sa perte.
À l’opposé du délicat érotisme de Passion, La Bête aveugle est un film dans lequel le désir de Shino et de Michio se déploie par le biais d’une violence sado-masochiste extrême. Si le sujet est osé pour l’époque, il faut donc remarquer qu’il n’y a aucune scène pornographique dans ces deux films. Le génie de Masumura est d’arriver à filmer corps sexuel, pulsion et désir sans ostentation. Mieux que de montrer le désir pulsionnel par des images crues, Masumura préfère en questionner les enjeux. Son attention se porte d’abord sur les moteurs de l’érotisme que sont le regard et le corps féminin.
Le sculpteur Shino est, au sens propre comme au figuré, conduit aveuglément par sa passion pour le corps de la femme. Du bout de ses doigts, il le regarde, il le caresse, il le désire. L’ambition de Shino semble démesurée : conquérir la connaissance de la femme par le toucher. Le hangar qu’il a transformé en atelier est le lieu, le refuge de tous les questionnements. Sa technique ? Sculpter encore et encore des morceaux du corps féminin qu’il scelle sur les murs. Bras, oreilles, yeux, seins, jambes, de toutes formes et de toutes tailles, surgissent de la surface murale de l’atelier. Ce morcellement du corps humain annonce ce qu’on pourrait appeler la « sexualité morcelante », engendrée par la pratique fétichiste installée dans les jeux sexuels de Shino et Michio. La pulsion de mort inhérente à l’acte sexuel naît ici dans le toucher. Toucher l’autre, c’est à la fois le pénétrer et être happé par lui, mais c’est aussi le vampiriser et accepter la réciproque. Alors que dans Passion, le désir conduit à la souffrance morale principalement, La Bête aveugle l’expose comme la voie royale menant à la torture et à la mort. Cinq ans après Passion, Masumura semble percevoir la possibilité d’une union entre deux êtres, mais celle-ci prend place dans la violence sexuelle. L’atmosphère sombre et morbide de l’atelier où se lient de passion Shino et Michio accentue l’évolution de leur sexualité mortifère. La tension/passion s’accroît à mesure que l’un et l’autre s’étreignent violemment jusqu’à concrétiser la pulsion de mort dans l’acte sexuel. Masumura pose plus de questions qu’il ne veut donner de réponses. Voudrait-il signifier que le mystère humain se situe entre les deux ennemis intimes, Eros et Thanatos et rappeler qu’oublier l’un, c’est ne pas connaître le fondement de l’humanité ? La sexualité reste l’axe premier sur lequel se fonde l’histoire d’un homme. De la mort à la vie, de l’inconscient au conscient, à l’horizon des pratiques sexuelles, c’est toute la complexité de l’humanité qui se dévoile. Mais attention, le réalisateur n’a pas l’intention d’apporter de solution. Il revient à chacun de réfléchir au nœud des situations qu’expose le cinéma de Masumura. Si Shino et Sonoko sont littéralement aveuglés par l’impérial désir de posséder la femme pour eux seuls, comment la passion amoureuse arrive-t-elle à faire d’eux son esclave ? Dans ces deux films, Masumura demande quel est ce savoir que l’homme veut acquérir en possédant la perfection d’un corps féminin idéal.
Avec ces feux films, nous plongeons dans l’univers d’un cinéaste dont l’obsession est d’explorer les dérives possibles du désir sexuel. Le guide est confiant, nous aussi, car Masumura sait ouvrir les portes de la passion mortifère avec délicatesse. Plus sous-entendue qu’exposée, cette violence sourde se laisse appréhender plus efficacement que si elle était montrée à l’écran.