Cinéaste méconnu en France et pourtant précurseur de la Nouvelle Vague au Japon, Yasuzo Masumura fait aujourd’hui l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque Française. Quelques années après la reprise sur nos écrans de La Femme de Seisaku, de Tatouage, de Passion et de La Bête aveugle, cet événement marque l’opportunité de redécouvrir une œuvre troublante où le désir côtoie continuellement la mort.
En 1957, Yasuzo Masumura réalise son premier film, Le Baiser. Mais ce jeune réalisateur de 33 ans n’est pourtant pas un débutant dans le monde du cinéma. Après avoir commencé une carrière dans le droit, il se tourne vers le Septième Art en autodidacte, en débutant en tant qu’assistant réalisateur aux studios Daiei de Tokyo. Entre 1948 et 1957, il voyagera beaucoup, et se formera une sensibilité internationale. Il étudie, notamment, au Centre Cinématographique Expérimental de Rome, où il aurait suivi les cours de Fellini, Visconti et Antonioni. Assistant réalisateur de Kenji Mizoguchi à la fin de la carrière de celui-ci, il se lance en tant que réalisateur à la mort de son mentor. Suivront pour lui une trentaine d’années fastes, où il réalisera parfois jusqu’à quatre films par an. Son tempérament, libertaire et iconoclaste, ainsi qu’une conscience aiguë de la rigueur narrative nécessaire à son discours font de son œuvre un précurseur à part de la Nouvelle Vague japonaise, et une influence majeure sur de nombreux artistes actuels, au Pays du soleil levant comme ailleurs.
Femmes en guerre
Comme son mentor Kenji Mizoguchi, qu’il a assisté sur trois films à la fin de sa carrière (Les Amants crucifiés, L’Impératrice Yang Kwei Fei et La Rue de la honte), Masumura est considéré comme un « cinéaste de femmes ». Personnage central de son univers narratif, la femme est toujours, chez Masumura, un vecteur de changement, de subversion du quotidien, et le catalyseur des crises mises en scène dans ses films.
Le personnage de la « femme vendue » est plus particulièrement présent dans l’univers de Masumura : elle n’existe, ainsi, que par le désir qu’elle inspire ou qu’elle satisfait, alors même que la société traditionnellement patriarcale au Japon (aux yeux de Masumura) lui nie totalement la liberté d’user – ou non – de son corps. Simple monnaie d’échange, objet pur de plaisir, elle prend, dans l’univers créé par Masumura, des allures d’héroïne à la volonté inébranlable, alors même que la société n’a aucunement accepté cette émancipation. À l’époque de la sortie de son premier film Kuchizuke (Le Baiser) en 1957, la représentation du baiser à l’écran était à peine autorisée à l’écran, après avoir été longuement tout bonnement interdite au Japon, ce qui sonne comme un pied de nez précoce à la société japonaise de la part d’un Masumura qui restera toujours un rêveur provocateur et subversif.
Dans La Femme de Seisaku, Okane est clairement confrontée à la société, puisque le village dans lequel elle vit lui reproche d’avoir voulu les quitter pour partir à la ville, puis d’avoir réussi, au nez et à la barbe de toutes les autres jeunes filles célibataires, à se marier avec le meilleur parti des environs. Elle aura recours au plus terrible des expédients pour conserver le peu de félicité que lui laissent les brimades des villageois : empêcher son mari de repartir à la guerre en lui crevant les yeux. Otsuya, dans Tatouage, est fille d’un négociant aisé, trahie et vendue pour son amant, et choisit de prendre sa destinée en main pour se venger – mortellement – de tous ceux qui l’ont trompée en manipulant les hommes. Michio, enlevée dans La Bête aveugle, finit par se ranger du côté de son ravisseur, et d’épouser tellement intensément les vues sombrement sensuelles de celui-ci qu’elle prend l’initiative du déchaînement de violence qui clôt le film, devant un personnage masculin toujours plus diaphane. Dans la même veine, L’Ange rouge, l’un des seuls films à avoir bénéficié d’une distribution en France lors de sa réalisation, confronte une infirmière angélique à l’horreur du front pendant la guerre. La dualité est une fois de plus de mise puisque à l’abnégation de la jeune femme, qui ira même jusqu’à se faire violer, s’oppose la brutalité des hommes déshumanisés par la guerre pour qui la sexualité et le désir ne peuvent se manifester que dans la violence. Impitoyable témoin de la perversité humaine, Masumura confronte par ailleurs dans Passion deux femmes qui semblent parfaitement affranchies du pouvoir des hommes : l’une est aussi belle que froide et calculatrice, l’autre, mariée par convenance, se consume de désir pour la première. Pourtant, au fur et à mesure de la déliquescence de leur relation amoureuse, les deux femmes vont dévoiler en quoi chacune reste tributaire du pouvoir des hommes, notamment de l’amant de la première et du mari de la seconde qui ne cesseront tous deux d’intervenir dans cette relation peu conventionnelle.
Chacun de ces personnages est puissamment romanesque, narrativement extrêmement fort, mais ne possède pas de dimension réaliste pour la société de l’époque : c’est certainement ainsi que l’a voulu Masumura. En 1958, de retour de sa formation de réalisateur auprès de ses maîtres italiens, le réalisateur note : « Après avoir passé deux ans en Europe, j’avais envie de dépeindre les personnages superbement vivants et forts que j’avais connus là-bas. Et cela même en sachant que ces personnages, au Japon, ne seraient rien de plus qu’une idée. » Il rejette en cela les options narratives du réalisme de ses maîtres Fellini, Antonioni et Visconti. Il note ainsi, toujours en 1958 : « Le problème avec le réalisme social est qu’il place trop d’emphase sur les personnages sociaux, et ce faisant, il rend inéluctable la défaite de l’individu, finissant par promouvoir un sentiment général de résignation. »
Le conflit intérieur, la promotion de l’idéal de liberté de l’individu est essentielle pour Masumura et la femme est le vecteur le plus évident pour appuyer un tel discours. Dans des récits qui feront toujours la part belle aux personnages et à leurs motivations, la femme est la seule à avoir quelque chose à conquérir, tandis que l’homme reste le plus souvent sur ses acquis sociaux et intellectuel : les amants d’Otsuya sont des crapules exemplaires ; le ravisseur de Michio finira par se taire, presque effrayé par l’intensité viscérale avec laquelle la jeune femme fera siens ses délires érotico-artistiques ; Sakura Nishi, l’infirmière, veut conquérir le cœur du Dr Okabe, seul homme à avoir gardé un soupçon d’humanité et de pitié capable de redonner un peu d’espoir à cet ange déchu ; dans Passion, le mari trompé n’a aucun mal à séduire l’amante de sa femme tandis que cette dernière doit lutter continuellement pour obtenir la place espérée dans le cœur de son aimée… Seisaku, le mari d’Okane, se distingue de cette galerie de portraits par le fait qu’il sera, finalement, bien plus compréhensif et amoureux qu’on ne pourrait s’y attendre. Dans l’ensemble, la prise de risque, la remise en cause de la société est un acte féminin, et passe majoritairement par une prise de droit inaliénable sur son propre corps.
Le corps comme temple du soi
Que ce soit dans les mutilations infligées à l’autre (La Femme de Seisaku, L’Ange rouge) ou à soi-même (La Bête aveugle), ou dans l’expression plus ou moins désinhibée – et plus ou moins considérée comme morale – de la sexualité (Passion, L’Ange rouge, Tatouage), le corps est toujours éminemment central dans la progression des personnages de Masumura. Il est le catalyseur des pulsions sexuelles toujours associées à cette morbidité particulièrement prégnante dans la plupart des films. L’expression, ou plutôt la tentative d’expression du désir sexuel, permet de mettre en lumière la barrière que représente le corps entre l’intime et l’autre. Le refoulement oblige donc les personnages (surtout féminins) à constamment malmener cette barrière, à se heurter (violemment la plupart du temps) à l’autre. Ce sadisme exacerbé meurtrit le corps dans une tentative désespérée de se libérer du poids des traditions et de l’impuissance.
L’expression la plus évidente de la civilisation et de la société occidentale (ou occidentalisée, telle que le Japon du XXe siècle, et surtout de l’après-guerre a pu l’être) est la voix, la parole. Dire et expliquer les choses, c’est les définir, et donc autoriser, mais c’est aussi poser des limites, acte liberticide par essence. Ce qui est inexplicable, inexprimable (et donc inavouable) est donc, soit sacré, soit tabou – soit les deux. Le corps, même hors de toute pudibonderie puritaine, appartient à ces deux catégories.
C’est d’autant plus le cas dans les films de Yasuzo Masumura, chez qui la démonstration du corps est non seulement un ressort scénaristique fort et culturellement universel (héritage de sa double influence asiatique et européenne), mais aussi un objet cinématographique, une image des plus fortes pour un art par essence pictural. Comme chez Nagisa Ôshima (dans L’Empire des sens, notamment), réalisateur de la génération suivant celle de Masumura et considéré comme représentant de la « Nouvelle Vague asiatique » (un qualificatif qu’il récusait, par ailleurs), l’intervention du corps dans les rapports entre les personnages est le pinacle de la prise de risques, de la transgression. C’est aussi la suprême contestation, car le corps dans ces films n’est dépeint comme jamais autre chose que le centre de la relation entre les êtres, un rôle que les codes sociaux de la civilisation lui nient. Chez Ôshima comme chez Masumura, le corps et l’utilisation qui en est faite est totalement politique.
Okane, dans La Femme de Seisaku, est méprisée pour l’usage qu’elle a auparavant fait de son corps (elle était seconde concubine d’un vieil homme dans une ville voisine), et elle va exprimer son besoin de liberté en crevant les yeux de son mari (lire : en faisant sien le corps de l’homme, inversant ainsi les rapports de force). Otsuya, la geisha vengeresse de Tatouage, brise un autre tabou en utilisant le corps de ses amants (et leurs appétits pour son corps à elle) dans sa croisade andricide. Elle est ravagée par la honte de ses actes, mais fait sienne cette honte, comme une condition sine qua non au succès de sa sinistre vengeance. Dans Passion, la femme mariée se prend d’admiration pour le corps de son amante parce qu’elle est le signe d’un absolu auquel elle n’appartient malheureusement pas. La posséder physiquement devient la meilleure des contreparties pour celle dont l’aisance financière et la reconnaissance sociale que lui offre son mariage ne suffit pas à tout. Dans L’Ange rouge, le comportement de Saruka, l’infirmière, est à l’opposé des autres héroïnes de Masumura. En faisant preuve d’une certaine abnégation face à l’horreur et la violence qui l’entourent, elle entre comme en résistance, faisant paradoxalement de son corps le seul rempart contre l’inhumanité galopante. Mais c’est probablement Michio qui, dans La Bête aveugle, transgresse le plus puissamment les tabous liés au corps. Elle n’existe, au départ, que par son corps même : son ravisseur, un masseur aveugle obsédé par le physique de ses clientes, l’a choisie parce qu’au toucher, elle était la plus belle de toutes. Alors que lui affecte une indifférence polie à l’égard de la sensualité de sa victime, n’ayant « d’yeux » que pour la perfection pure de ses formes, elle tente de le subvertir par l’érotisme, pour finalement pousser bien plus loin les fantaisies sensuelles commencées par son geôlier.
La Bête aveugle est un conte très ténébreux – dans un univers fictionnel où il est finalement impossible de discerner une morale facilement définissable. Dans son premier film, déjà (Le Baiser), Masumura présente un personnage de mannequin qui envisage de se livrer à la prostitution afin de payer la caution de son père emprisonné pour lui permettre d’aller voir sa mère à l’hôpital. Loin de verser dans le pathos, le propos de Masumura est toujours libertaire. Comme le notait le critique Mark Peranson : « [les films de Masumura] parlent de la liberté de faire ce dont on a envie sans se faire chier, et la façon dont cette attitude évoluera une fois que la société aura commencé à ne pas l’accepter ». L’humour et la liberté de ton d’une telle définition siéent finalement fort bien à l’univers de Masumura, où même les plus sombres turpitudes mènent avant tout à promouvoir la liberté d’être soi-même. De la noirceur sortira une liberté tout en pureté : une telle dichotomie est, en même temps, la justification et le prix à payer pour sortir de son carcan.
Capitalisme en flammes
À l’orée des années 1960 et pendant trois décennies, le Japon connaît une expansion économique fulgurante, bâtie sur le culte de l’entreprise et la célébration d’une certaine éthique du travail, réussite sans précédent que matérialise notamment l’industrie automobile. Dans la lignée de Géants et Jouets mais de façon beaucoup plus amère, La Voiture d’essai noire (1962) de Yasuzô Masumura entrevoit à l’époque ce qui se cache derrière ses écrans de fumée, les limites d’un mythe, celui du capitalisme moderne. Soit la violente dénonciation de ce qui fut nommé plus tard : le Miracle Japonais.
En concurrence : deux constructeurs automobiles. D’un côté, la firme Tiger qui lance sur le marché une nouvelle voiture de sport, la Pioneer ; de l’autre, la Yamato avec sa Mypet. Bien vite, les dirigeants de la Tiger s’aperçoivent que les plans de leur modèle, plein de promesses, ont été transmis à leur rivale. Aussi commencent-ils à s’inquiéter, car un de leurs plus proches collaborateurs serait impliqué. Sommé de retrouver le coupable, le tout nouveau service interne de renseignement, composé entres autres de Toru Onoda (Hideo Takamatsu) et de Yutaka Asahina (Jiro Tamiya), s’active pour subtiliser par là même, les projets adverses. La guerre totale est alors ouverte.
Déjà, l’entrée en matière était des plus nerveuses. Filant à tout allure, la voiture d’essai rate un virage, tombe dans le vide et se casse. Et puis flambe. Image aux allures sacrificielles, cette incinération en arrière fond du titre sonne comme une mise en garde et augure de ce qui guette une société malade de compétition, en conflit permanent. Par de brèves allusions, Masumura semble démontrer que la tumeur s’est répandue quelques années auparavant, durant la seconde guerre mondiale, et que, peu après, rien n’a changé, les entreprises ayant simplement remplacées les régiments. Les soldats d’antan recyclent leurs talents respectifs, du commandement au renseignement, au sein de ces nouvelles structures économiques et sociales. Il est évident que les hommes restent les mêmes, quel que soit le contexte.
Sans aucune compassion et avec une cruelle lucidité, Masumura dresse un constat froid du Japon des années 1960, véreux, corrompu, hypocrite, théâtre des passions les plus viles, où tout s’achète et où tout se vend, où objets et marchandises ont définitivement pris le pas sur l’humain. Les deux entreprises utilisent des méthodes particulières, souvent illégales, incluant violence, pots-de-vin, chantage, surveillance, toutes choses qui ne sont jamais remises en cause par aucune autorité, sorte de rêve ultime ultralibéral, aux résonances plus qu’actuelles, et surtout françaises, le Japon étant cliniquement mort sur ce point : travaillez, consommez.
Au sein de cette féroce tragédie contemporaine, se distingue une figure particulièrement savoureuse de trivialité, le journaliste (Kichijiro Ueda), en arbitre corrompu, qui offre aimablement ses services et renseigne, avec toujours une idée fixe, celle de faire fructifier son compte en banque. Bel exemple de déontologie. Sans verser dans la caricature, c’est avec le même scalpel que Masumura dissèque l’ensemble des membres du salariat japonais, du sous-fifre bavant devant la promesse d’une promotion, au traître qui vend les projets pour payer les dettes de sa maison, en passant par le responsable qui n’éprouve aucune honte à voir un homme se suicider sous ses propres yeux.
Pantin sublime, Masumura trouve en Asahina un anti-héros idéal, qui en crise de démence carriériste, va même jusqu’à prostituer sa propre compagne (Junko Kano) et l’utiliser comme espionne auprès de l’adversaire, usant du chantage au mariage pour qu’elle accepte. Se met en place une relation perverse, illustration de sa faiblesse qui va se solder par une victoire féminine, une prise de conscience, esquisse qui fait déjà clairement penser aux héroïnes interprétées par la suite par la divine Ayako Wakao, laquelle il est vrai, étant beaucoup plus déterminée.
Règne dans ce film tendu, une atmosphère singulière, qui évoque par endroit le film noir, par le biais notamment des éclairages expressionnistes qui, fortement contrastés, enserrent les personnages, les étouffent autour de vastes zones d’ombres et de pessimisme. Regard sombre sur le monde, désespéré, dont seul le désir permet de s’échapper, seulement pour quelques brefs instants, en de langoureux baisers sur la plage. C’est aussi un excellent film d’espionnage, rythmé par les intrusions, les coups tordus, les intimidations et une élégance vestimentaire qui, elle, renvoie davantage aux grandes basses œuvres du gangstérisme.
Et puis, enfin, il y a cette rigueur formelle, cet artisanat d’art que l’on ne retrouve que dans le cinéma japonais, aussi efficace que dans le cinéma américain de l’Âge d’Or, servi par des orfèvres en guise de techniciens, un montage impeccable, une musique à la fois sûre et discrète, une excellence des acteurs, qui font de ce film de Masumura, encore méconnu, de ce conte morbide et prophétique sur l’horreur de la société libérale, une sorte de tombeau de l’industrie et du management moderne, et, accessoirement, l’un de ses nombreux chefs d’œuvre.