Tatouage, qui lorgne avec ironie du côté du conte moral, balance entre une fascinante démonstration d’imaginaire morbide autour de la sensualité et une dénonciation de l’intolérable dépendance de la condition féminine.
Kenji Mizoguchi et Yasujiro Ozu, figures tutélaires du cinéma japonais, ont forgé une tradition cinématographique de portraits de femmes. Prostituée miséreuse ou geisha flamboyante, officiant dans la grande ville ou à la campagne, sont des figures idéales pour dénoncer les conditions de vie, les menaces sociales et le quotidien des femmes japonaises.
Bien qu’héritière d’un riche marchand, la jeune Otsuya est enlevée par un commerçant de la ville et vendue à un souteneur. Il prétendait la protéger du courroux de son père qu’elle avait déshonoré en abandonnant la maison familiale avec l’apprenti Shisuke.
Adapté d’une nouvelle, les héros du film sont des figures et possèdent un comportement déterminé. Dominant le film, Otsuya semble diriger son commerce d’amour dans une franche indépendance. Image fascinante de la femme-captive, Otsuya est maîtresse des corps et des âmes de ses prétendants et clients. Yasuzo Masumura magnifie ce personnage ensorceleur et criminel en approchant sa caméra et ses lumières au plus près de la peau légèrement potelée de son actrice. Il s’attarde (et les yeux complices du spectateur avec lui) sur les plis de la peau du cou et sur ceux du bas du dos à la naissance des fesses. Le gros plan en contre-plongée sur les bourrelets de son cou, surplombé par d’immenses faux cils, est particulièrement érotique. Les cadrages, la lumière du chef opérateur et la pellicule Scope offrent aux spectateurs des morceaux de chair et de corps empoignables et désirables à souhait… dans l’écrin des nombreux pans du kimono traditionnel. Les carcans du costume entravent ses déplacements et engoncent son corps plantureux, tandis que son souffle de vie et sa volonté sans faille semblent se faufiler dans le judicieux décolleté du kimono. Auprès de son amant, elle se dénude davantage et relâche ses cheveux. Du rouge de ses habits au noir de sa chevelure et à son corps blanc et diaphane, tous éclatent alors encore plus à l’écran.
Miroir de la vieillesse maudite pour les femmes, la mère de Shisuke est la figure féminine du sacrifice maternel. Dramatiquement pauvre et racornie, sorte de sorcière shakespearienne qui hante les marais, elle assiste impuissante à la fin des espoirs d’ascension sociale de son fils. Otsuya, amante rebelle et lascive, semble très loin de cet univers solitaire et misérable, mais seule la mort protégera Otsuya du « mauvais » sort commun aux mères, aux courtisanes et aux femmes libres.
Substitut du cinéaste, le tatoueur rôde littéralement dans tout le film. La passivité du personnage le protège du Destin auquel sont promis les hommes qui veulent profiter ou abuser d’Otsuya. Son œuvre d’encre noire semble avoir engendré une meurtrière. À plusieurs reprises, en arrière-plan ou en amorce, il est témoin de la folie assassine que suscitent Otsuya et son araignée tatouée. Échappé d’un antre masculin décadent, il se révélera être le visiteur nocturne qui lui tatoue une araignée sur le corps dans une somptueuse séquence déplacée en ouverture de film. Le tatoueur apparaît dans la seule scène de « foule » du film, dans un décor âcre et enfumé de tripot où pénètre l’intrépide Otsuya. Un long plan séquence détaille la pièce et s’achève en plan fixe sur le visage muet mais littéralement habité de cet homme. Ce long panoramique commence comme un plan subjectif du regard de l’héroïne. La caméra pénètre dans une pièce remplie d’hommes et découvre une table de jeu. Soudain, Otsuya, rentrée dans le champ, s’en approche. Notre héroïne ignore le regard exorbité du tatoueur tandis qu’un raccord-regard suggère qu’il n’a jamais cessé de la fixer. Auteur et voyeur, il est à la fois l’œil créateur et le relais de la fascination scopique du spectateur. Métaphore sordide de l’artiste érotomane et impuissant, il est fasciné par les mouvements de son araignée sur le corps vivant puis défunt d’Otsuya.
La ville du film, sans rue ni espace distinct visible, n’a de nom que celle que la fiction lui donne. Les décors de studio renforcent l’opposition entre l’intimité des intérieurs traditionnels, chauds et dépouillés, et l’espace des paysages extérieurs dont on ne distingue pas les limites. Marécageux ou boisés, ces lieux sont isolés et hostiles. La raréfaction des décors donne une impression de confinement et permet à ces deux univers, intérieur et extérieur, de déteindre l’un sur l’autre. Le film crée ainsi une métaphore du trouble et de la fascination pour la moiteur et l’obscurité du sexe féminin. Tatouage est le film érotique par excellence, il suggère par les moyens du cinéma et une anecdote exemplaire ce qu’il ne souhaite pas montrer, l’infilmable : le sexe meurtrier d’Otsuya.
Le danger du sexe féminin est un topos misogyne de la psychanalyse freudienne et de l’érotisme classique. Plus le film progresse, plus les cadavres s’amoncellent. Le cinéaste est-il fidèle à la violence du Japon féodal ? En fait, ni le contexte historique de guerre civile dans le Japon du XVIIIe siècle, ni l’amour ne sont les causes de ce carnage. On tue par pulsion grâce à un hasard bien attentionné qui protège le veule amant. Si la macabre séquence finale prolonge l’hécatombe cinématographique, la mort ne va pas de soi. La résistance des corps et les cris des victimes en témoignent. La chair est aussi dure que le désir qu’elle suscite. Cette liaison suggestive du coït et de la mort, présente dans la littérature érotique japonaise traditionnelle, évoque en France les œuvres noires de Lautréamont et de Georges Bataille.
Fasciné par la beauté et le pouvoir de son héroïne, le film n’est pas tendre avec les personnages masculins. Tous les hommes, sans exception, sont lâches, impuissants, cupides ou terriblement stupides. Le seul samouraï du film, guide moral de la société, inflige avec un plaisir, un mépris et une gaîté non dissimulés, une profonde cicatrice au souteneur, victime sociale et hiérarchique.
Chef d’œuvre d’érotisme noir, ce film célèbre les étoffes, la chair et le sang à travers la splendeur de leur matière et de leur lumière. Pièce d’une culture érotique qu’on souhaite datée (j’appelle ici de mes vœux la propagation d’un érotisme humaniste et jouisseur !), Tatouage entretient la fascination contemporaine de l’Occident pour la culture et les couleurs de l’Asie. La violence et la détermination de l’héroïne épargne aux spectateurs la traditionnelle figure manichéenne des femmes soumises et sacrifiées. Finalement, il n’y aurait que la censure (et l’auteur de la nouvelle ?) pour souhaiter la mort d’Otsuya.
Le seul « regret » viendrait de ce que le scénario n’appuie pas davantage le propos du souteneur qui nous suggère que l’araignée révèle, plus qu’elle n’inspire, la volonté vengeresse et sanguinaire d’Otsuya…