Remarqué en festivals en 2011 (Lion d’argent à la Mostra de Venise et Montgolfière d’argent aux 3 Continents à Nantes), People Mountain People Sea a pris son temps pour bénéficier d’une distribution française.
Cette distribution à rebours de People Mountain People Sea produit un écho rapproché évident avec A Touch of Sin de Jia Zhang-ke (sortie programmée le 11 décembre prochain), présenté en compétition officielle lors du dernier festival de Cannes. L’un comme l’autre sont des films de vengeance, ils dessinent aussi une cartographie d’une Chine contemporaine où les personnages tracent des trajectoires dans l’espace et expriment une violence prenant sa source dans une désespérance sociale. Aussi Jia Zhang-ke et Cai Shangjun sont partis de faits divers qui les ont hantés ; le réalisateur de People Mountain People Sea a tourné en partie sur les lieux du drame, intégrant les habitants au casting. Ceci pourrait être une obsession suspecte au nom du réalisme, mais par ce dispositif le cinéaste parvient à faire entrer dans son film une fatigue et une hébétude liées à l’expression et aux manifestations de cette violence. Dans cette volonté de se tenir proche du réel, on note aussi cette impressionnante déambulation dans un ensemble de logements à Chongqing, la caméra, souvent en vue subjective, parcourt les galeries de ce qui s’apparente à une fourmilière humaine ; certains regards ne trompent pas et prennent l’image à témoin, pas toujours avec une grande sympathie.
« Archipel de solitudes »
Concernant le titre, on note bien la présence de montagnes dans le film, par contre aucune vue sur la mer – la très continentale province du Sichuan, bien loin du littoral, constituant le lieu de tournage le plus méridional. Le cinéaste s’en explique ainsi : « Ce sont des mots qui se comprennent séparément mais qui, mis ensemble, signifient en tant qu’expression chinoise la “multitude”, la mer des hommes. Je voulais donner le sentiment d’une force, de quelque chose de puissant, représentés par la montagne et la mer, qui sont des énergies, des forces de la nature. » Il y a en effet cette volonté de faire entrer et résonner le peuple des hommes dans People Mountain People Sea, ceci dans une version très sombre et rugueuse, jusqu’à ce que, d’une certaine manière, il secoue la terre lors du finale, ce que l’on peut éventuellement interpréter comme une explosion sociale qui semble couver sur toute la durée. La métaphore marine peut également s’entendre par le fait que la Chine est rendue comme un archipel de solitudes, où la société se trouve atomisée, les liens familiaux disloqués. En témoigne ce plan-séquence où le personnage principal est en présence de sa femme et son fils ; dans la continuité, la cellule – déjà rendue comme bien fragile – éclate et chacun prend une direction différente, et opposée.
« Ellipses et trouées »
Dans la blancheur aveuglante d’une carrière, un homme en tue un autre, de la façon la plus arbitraire, sans prévenir : des coups d’une grande lame s’abattent dans le dos de la victime. On ne saura si cette violence est motivée, mais on aurait tendance à répondre par la négative ; il s’agirait plutôt d’un pur acte – pathologique à bien des égards –, presque aussi abstrait que le décor minéral. On découvre lors de cette scène inaugurale le sens du plan et de la durée de Cai Shangjun ; l’énonciation se tient à une certaine distance, le cadre accepte de se vider de toute présence, parfois la caméra panote pour retrouver « l’action ». Avant qu’il n’apprenne la nouvelle, Lao Tie, le frère de la victime, est déjà comme en communication avec le drame ; on le découvre perché sur une paroi de cette même carrière, le visage maculé de ce blanc qui a été souillé à quelques encablures de là. Une blancheur dont le revers sera, dans le dernier segment du film, le noir du charbon et une pluie de cendre. Il ne semble pas y avoir de place pour la tristesse et l’expression d’une émotion lorsqu’il apprend la mort de son frère, juste, éventuellement, une forme de colère, froide et rentrée. Et surtout des motivations bien matérielles – des dettes à éponger – lorsqu’il se lance dans cette chasse à l’homme. On tient en Lao Tie une figure de l’anti-héroïsme dont la quête est plutôt rendue comme une sorte de dérive dont la progression n’est pas franchement intelligible : le récit avance par ellipses et trouées, dans une opacité qu’exprime la sécheresse du montage. Entre fond et forme, People Mountain People Sea souffre éventuellement d’une sorte de tendance au littéralisme dans sa noirceur et sa désespérance – dans A Touch of Sin, Jia Zhang-ke crée des écarts très convaincants par l’appel aux codes du film de genre passant par la stylisation de la violence. Il n’en reste pas moins que Cai Shangjun dessine ici, en ne passant pas par le discours mais par la mise en scène, un tableau de la Chine assez stupéfiant par sa force d’évocation.