Nurith Aviv poursuit un œuvre documentaire exigeant, où le rituel cinématographique voué à la transmission ouvre des fenêtres sur les bases culturelles de l’humanité. Depuis sa trilogie sur la langue hébraïque (D’une langue à l’autre, Langue sacrée, langue parlée et Traduire), elle a encore distendu sans les briser ses liens avec le sujet générique de « la langue », ici ramené à peu de chose près au petit appendice situé dans la bouche et relié, comme le reste du corps, au cerveau.
Le discours face à la méthode
Poétique du cerveau, en effet, s’intéresse à ce qui se passe dans les profondeurs de notre boîte crânienne. Six chercheurs en neurosciences sont invités à confier quelques-uns des connaissances actuelles sur la mémoire, la capacité d’apprentissage, les sens (en particulier l’odorat), l’acquisition d’expérience… Comme toujours, Aviv met en place un rituel de captation (pas exactement identique à ceux des films précédents, mais tout aussi rigoureux) pour recueillir et transmettre les paroles. Chacun, devant une caméra fixe le cadrant de trois quarts, commence par présenter les motifs qui l’ont amené à sa discipline actuelle. Puis vient l’enseignement, en tout cas ce que la réalisatrice en a retenu : mots pesés et compréhension, sans vulgarisation ni sophistication, qui incitent l’esprit à rester attentif, mais surtout qui, à partir de la matière purement scientifique de leur sujet, parviennent à toucher à l’intimité de l’humain, parfois jusqu’à la lisière d’un possible fantastique (ainsi la séquence autour de la mémoire bifurque-t-elle vers des considérations sur le voyage dans le temps !). Dans ces paroles, le lien entre la science de laboratoire et sa projection à l’échelle humaine se fait évidence, tout comme l’irruption d’images à vocation poétique intercalées brièvement par la cinéaste, une par intervention et toujours en rapport avec le domaine de celle-ci, pour aérer quelque peu la séquence au cadre fixe mais aussi pour agrandir l’ouverture vers un ailleurs imaginaire.
Une nouvelle fois, on constate la capacité de la méthode Aviv à faire de la caméra le réceptacle sans concession ni interventionnisme de la parole de l’autre, et de faire de plusieurs paroles une mosaïque offrant de multiples perspectives. Car il ne faudrait pas confondre cette méthode avec celle d’autres documentaires empilant les témoignages tournés dans une unique direction pour aboutir à une tautologie (comme Alphabet d’Erwin Wagenhofer vu cette année). Si les films d’Aviv ont des destinations plus ou moins définies, ils n’incitent pas à viser à tout prix le point final, mais à explorer et à bifurquer pour embrasser une riche vue d’ensemble.
« Bénie soit sa mémoire »
Poétique du cerveau se démarque quelque peu des précédents en ce que le tracé du voyage y est plus visible, et fondé sur l’intimité même de la cinéaste. Quand le film et la première séquence, « La Mémoire », s’ouvrent sur des photos d’enfance que celle-ci commente en off, on ne se méfie guère, eu égard au sujet de la séquence et parce que ce type de commentaire basé sur l’origine des mots et les traces photographiques n’est pas nouveau chez elle, fait partie de centres d’intérêt qu’on lui connaît. Cependant, le procédé est repris au début de chaque séquence, ponctuant le film et lui injectant un second récit, chronologique, en parallèle de la série d’entretiens. Et au milieu du film s’insère une séquence ne relevant en rien de la méthode appliquée jusque-là : Aviv elle-même, à l’écran, passe un IRM, avant qu’apparaisse l’image de son cerveau en coupe. On ne se rappelle pas avoir vu la cinéaste signifier autant dans un de ses documentaires son implication personnelle, jusqu’à une telle mise à nu.
Le film se conclut sur la fin, troublante, du récit chronologique, et sur la non moins troublante phrase d’Aviv « Bénie soit sa mémoire » (il s’agit de sa propre mère). On comprend alors que c’est ce second cheminement, très personnel, qui a suscité le recueil des témoignages, qu’on aurait pu croire plus détaché, mais qui s’avère lui aussi une sorte de voyage, de progression révélée par la mise en parallèle avec celle des souvenirs de l’auteur. Dans l’intervalle, on aura vu Aviv s’impliquer elle-même dans la matière de son film. Tous les sujets abordés (la mémoire, le bilinguisme, l’odorat…) trouvent par son biais une résonance intime, au-delà de l’énoncé clinique escompté, déjà captivant et qui devient alors l’écho trompeur de ce qu’on n’escomptait pas : une histoire.