Œuvre à la fois totalement atypique (on n’en avait encore jamais vu de telle, et on n’en a plus revu depuis), et très caractéristique de ce que le cinéma américain produisait au tournant des années 1960-1970, Abattoir 5 n’a hélas pas rencontré le même succès public que d’autres films du « Nouvel Hollywood » pourtant tout aussi inclassables, complexes et novateurs. Aujourd’hui encore, le réalisateur George Roy Hill est plus connu des cinéphiles pour L’Arnaque ou encore Butch Cassidy et le Kid – des films en apparence plus classiques et « modestes » – que pour cette transposition ambitieuse d’un roman de science-fiction réputé inadaptable ! L’obscurité injuste qui recouvre ce qu’il faut pourtant bien appeler un chef-d’œuvre est peut-être due à un titre peu vendeur, qui laisse à tort présager un film d’horreur (ou du moins plus éprouvant qu’il n’est en réalité), mais s’explique surtout par la radicalité d’une construction qui emprunte à une multitude de genres cinématographiques (science-fiction, comédie, film de guerre, satire sociale…) sans pour autant perdre sa cohérence formelle et sa pertinence morale.
Billy Pilgrim est formel, et tant pis si sa fille et son beau-fils le croient fou : il a bel et bien la capacité de voyager dans le temps et l’espace. Depuis l’Amérique de ce début des années 1970, il visite, au gré du hasard, les différentes époques de sa vie passée et future : la Deuxième Guerre mondiale pendant laquelle il a été fait prisonnier, ses séjours dans différents camps allemands, la destruction de Dresde à laquelle il assista en 1945, son retour aux États-Unis, son mariage, sa vie de famille… et sa propre mort. Sans oublier son séjour sur Tralfamadore, une planète étrange où des extraterrestres bienveillants et invisibles, car vivant dans la « quatrième dimension », l’hébergent (ou plutôt l’étudient) entre deux voyages temporels.
Pilgrim est-il réellement un être aux pouvoirs exceptionnels, un mutant qui annonce une nouvelle Humanité ?… ou bien un homme banal jusqu’à l’insignifiance, ex-soldat traumatisé par son expérience de la guerre, et qui s’évade de son morne présent pavillonnaire en se réfugiant dans ses souvenirs et son imagination ? Avec une grande subtilité, le scénario sème des indices pour conforter tour à tour l’une ou l’autre de ces interprétations opposées. Ainsi, la starlette qui rejoint Pilgrim sur Tralfamadore, et à qui Valerie Perrine prête sa candeur délurée et sa plastique généreuse, est en parfaite adéquation avec un fantasme masculin très répandu : aux yeux de Pilgrim, elle est à la fois la putain et la mère idéale. Pourtant, au détour d’une conversation, on apprendra que cette vedette de films pornographiques a mystérieusement disparu du « monde réel »… Le film, fantastique au sens premier du terme, ne tranche ainsi jamais, et laisse le spectateur libre de son interprétation. Pour autant, Abattoir 5 ne se résume par à un jeu narratif vide de sens : ses multiples niveaux de lectures, tous également riches et passionnants, ne s’annulent ni se contredisent. Ils s’articulent au contraire harmonieusement dans une vision du monde aussi profondément subversive que cohérente.
Un témoignage historique
Première (et peut-être unique ?) tentative connue de « science-fiction autobiographique », le roman homonyme dont est tiré Abattoir 5 s’inspire en grande partie de la propre expérience de son auteur : comme son personnage principal, Kurt Vonnegut a été capturé par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, et il fut l’un des très rares prisonniers américains à survivre au bombardement de Dresde. Toute son œuvre est hantée par le souvenir de ce massacre, que l’on rapproche souvent, et à juste titre, des bombardements de Hiroshima et de Nagasaki : les 13, 14 et 15 février 1945, des dizaines de milliers de civils périrent sous sept mille tonnes de bombes destinées à « démoraliser » ce qui restait de l’Allemagne nazie, et à hâter ainsi la victoire – désormais certaine – des Alliés. L’adaptation d’Abattoir 5 est ainsi l’un des tous premiers films (avec Johnny s’en va-t-en guerre, sorti en salles quelques mois plus tôt) à évoquer le traumatisme des vétérans revenus brisés de la guerre – et ce bien avant Voyage au bout de l’enfer, Rambo ou Né un 4 juillet (date de naissance de Pilgrim, justement !).
En se concentrant sur ce récit singulier et documenté, le film de George Roy Hill évite tous les stéréotypes du « film de prisonnier de guerre ». Le peuple allemand n’est jamais caricaturé, les soldats américains ne sont pas maltraités par leurs geôliers et la ville de Dresde elle-même, loin d’être présentée comme une prison, est magnifiée par la mise en scène qui en reconstitue toute la splendeur perdue en quelques plans sublimes. Quant à l’officier qui dirige « l’Abattoir 5 » (la section du camp de prisonniers où échoue Pilgrim), il ne présente aucune des caractéristiques des nazis sadiques ou grotesques tels que les ont fantasmés tant de films hollywoodiens depuis plus de soixante ans.
Un pamphlet antimilitariste et antipatriotique
Ainsi, dans Abattoir 5, le point de vue de l’Américain ne constitue pas le mètre-étalon de la morale : tandis que Billy Pilgrim passe à travers les événements comme dans un rêve éveillé, c’est un tout jeune soldat allemand qui, de simple figurant, se transforme le temps d’une scène en une touchante figure du deuil, et symbolise toute l’horreur qui s’est abattue sur les habitants de Dresde. Mais s’il n’est pas accablé, « l’autre camp » n’est pas épargné pour autant, comme dans cette autre scène où un prisonnier américain est fusillé par les Allemands parce qu’il a commis l’erreur de ramasser une théière parmi les ruines qu’il aide à déblayer… En évitant soigneusement d’opposer des « bons » à des « méchants » tout désignés, le film atteint ainsi une dimension universelle et dénonce l’absurdité et la barbarie de toutes les guerres, en tous temps et en tous lieux.
Mais c’est bien sûr avec l’Amérique conquérante et sûre d’elle que les auteurs règlent avant tout leurs comptes – ne serait-ce qu’en mettant l’accent sur le bombardement de Dresde, crime de guerre impensé et impuni. Par exemple, l’hystérie anticommuniste, qui justifia tant d’injustices dans les années de l’immédiat après-guerre et qui continuait à sévir au moment de la production du film, est épinglée à travers une figure inédite : celle d’un général américain collaborationniste, qui, affublé d’un costume nazi/yankee ridicule, exhorte les prisonniers à considérer les nazis comme des alliés, et à s’engager à leur côté contre le péril bolchevique ! Au bout du compte, les soldats américains seront libérés par les Russes, et partageront leur vodka…
Faut-il s’étonner de l’insuccès public d’une œuvre qui écornait aussi sérieusement le mythe d’une nation combattant pour le Bien et la Liberté, au moment-même où son armée s’enlisait en Extrême-Orient ? Le message du film est sans ambiguïté lorsqu’à une scène montrant Dresde détruite succède le discours d’un tout jeune soldat (le propre fils de Pilgrim) qui bien des années plus tard évoque ses exploits au Vietnam pour quémander le respect de son père, dont il cherche à suivre la voie.
Une satire mordante
C’est en réalité toute la société américaine qui en prend pour son grade dans Abattoir 5. Si les principaux protagonistes sont dépeints avec une ironie cinglante qui n’est pas sans rappeler certains romans d’Europe de l’Est, le film ne se contente pas d’étaler une misanthropie facile et de se gausser de ces personnages : il les montre plutôt comme les premières victimes de leur propre aveuglement et de la pauvreté de leur imaginaire social, culturel – et même érotique à travers la figure de la starlette, fantasme vulgaire et bon marché que Pilgrim remarque pour la première fois dans la revue porno qu’il confisque à son fils adolescent !
Toutes les scènes de vie de famille raillent ainsi une Amérique pétrifiée d’ennui, avachie, aveugle à ses crimes passés et incapable de transmettre la moindre valeur à ses enfants. Trop occupé à fuir le présent et à jouer avec son insupportable roquet, Pilgrim se désintéresse de l’éducation de ses enfants, qui deviendront pour lui des étrangers. Quant à sa femme, étouffante, superficielle et idiote (et cependant très touchante), elle ne parle que de perdre du poids pour l’amour de « son homme », qui ne lui demande rien… (réfugié sur Tralfamadore, Pilgrim reconnaîtra, avec une candeur à la fois atroce et hilarante, que ce sont les crêpes de sa femme qui lui manquent le plus !) Rarement l’horizon étriqué de la cellule familiale n’aura été aussi cruellement délimité – d’autant plus cruellement d’ailleurs que tous ses membres recherchent sincèrement l’amour des étrangers qui partagent leur vie…
Dans son dernier tiers, le déjà très riche film se transforme enfin en une critique aussi féroce que drôle de la société du spectacle, et du pouvoir aliénant des médias de masse. Le logement de Pilgrim sur Tralfamadore, véritable cage de luxe où il est exhibé (avec son accord complaisant) pour satisfaire la curiosité d’une population invisible mais bruyante, évoque en effet irrésistiblement un plateau de télévision ; quant aux rires et applaudissements des « extraterrestres », ils rappellent bien sûr les réactions préformatées d’un public passif, conditionné, sans visage. George Roy Hill devait savoir ce dont il parlait, lui qui à ses débuts travaillait en tant que scénariste et metteur en scène pour le petit écran. Son film se paie ainsi le luxe d’annoncer (et de dénoncer) les « reality shows »… avec quelques vingt-cinq ans d’avance !
Un conte philosophique
Billy Pilgrim est un personnage à la Candide, qui jette sur l’absurdité de la guerre et du monde un regard naïf, presque enfantin. De même que Voltaire, autre auteur ébranlé par les drames de son époque (le tremblement de terre de Lisbonne, la Guerre de Sept Ans), faisait découvrir à son héros qu’il convient avant tout de « cultiver son jardin » sans trop se soucier des fracas de l’Histoire, Vonnegut et ses adaptateurs amènent leur « pèlerin » (en anglais… pilgrim) à considérer la vie comme une succession d’instants gravés dans le marbre du temps. « Vous êtes ici, vous avez toujours été ici, et vous serez toujours ici » : il s’agit donc d’accepter sa destinée et de se concentrer sur les seuls « beaux moments de l’existence ».
Mais alors que le philosophe des Lumières voyait réellement dans cette résignation la clef de la sagesse, les auteurs d’Abattoir 5 jettent un regard teinté d’une très sensible ironie sur la passivité de ce personnage qui se résout à ne rien comprendre et à ne rien maîtriser – il ne contrôle même pas ses voyages temporels ! Il n’est guère étonnant que cet antihéros velléitaire fasse sienne la « philosophie » tralfamadorienne, résumée dans cette réplique mémorable : « Monsieur Pilgrim, nous avons visité 31 planètes peuplées dans l’univers. Nous avons étudié des rapports sur une centaine d’autres… et il n’y a que sur la Terre qu’on parle de libre-arbitre. » Mais même si, de toute évidence, ils ne partagent pas le fatalisme que professe Pilgrim, les auteurs du film laissent le spectateur libre de l’interprétation finale. Et si Abattoir 5 était avant tout un grand film sur le libre-arbitre ?
Une adaptation de haute volée
Impossible de ne pas terminer ce tour d’horizon sur la réussite formelle du film, prototype de l’adaptation intelligente qui parvient à trouver un équivalent cinématographique à une construction littéraire complexe et singulière. George Roy Hill, réalisateur venu de la télévision et déjà chevronné, a su s’entourer de collaborateurs talentueux : son film rassemble non seulement des acteurs aussi remarquables que méconnus (à commencer par Michael Sachs), mais aussi et surtout la crème des techniciens, dont Dede Allen, la légendaire monteuse de Bonnie and Clyde, l’œuvre qui marqua les débuts fracassants du « Nouvel Hollywood ».
Abattoir 5 s’articule sur deux principes de montage à la fois contradictoires et complémentaires : la rupture de ton, permanente, entre deux scènes ou parfois à l’intérieur d’une même séquence (l’odyssée en voiture de l’épouse catastrophée passe sans prévenir de la comédie pure au drame), voire d’un même personnage (Paul Lazaro, fanfaron obsédé par ses idées de vengeance, est tour à tour grotesque et inquiétant, et parfois les deux en même temps) ; et la rime, omniprésente, à la fois visuelle (une paire de chaussures) et sonore (un dialogue qui commence en 1970 et s’achève vingt-cinq ans plus tôt).
Cette construction savante et néanmoins limpide confère au film un rythme trépidant, contrebalancé avec bonheur par la musique aérienne de Bach, interprétée par Glenn Gould. Additionnées les unes aux autres, ces innombrables qualités formelles donnent un film inépuisable, dont chaque vision révèle de nouvelles beautés. Plus qu’un chef-d’œuvre, Abattoir 5 est un film-monde.