C’est avec plaisir que l’on voit se multiplier depuis deux ans le nombre de films colombiens dans les salles françaises : déjà quatre pour le premier semestre 2013 (La Playa de Juan Andrés Arango, La Sirga de William Vega, Porfirio, La Sociedad del Semáforo de Ruben Mendoza). D’autant que si l’industrie locale ne les prend pas en main (elle se dédie plutôt à des produits télévisuels), ces films sont pour la plupart des objets cinématographiques riches et étonnants, mélange d’une culture forte, presque écrasante, et des voyages physiques et intellectuels d’une très jeune génération de cinéastes.
La caméra est à ce point immobile qu’elle semble avoir été plantée dans le sol et sa fixité donne aux images la force profonde et perçante d’un œil reptilien. Évidente métaphore du personnage central Porfirio Ramirez Aldana, dont les jambes paralysées par une balle dans la colonne vertébrale l’obligent à ne se déplacer qu’en fauteuil roulant, ou à ramper. Son buste corpulent tranche sur ses jambes anémiées. Son crâne rond dégarni loge deux petits yeux noirs sur une épaisse moustache. L’homme paraît fort et bonhomme, mais son visage exprime facilement la détresse de la prison que constitue désormais son corps. Si ce dispositif de captation se justifie, c’est d’abord parce qu’au-delà de l’histoire – vraie – que le film raconte, au-delà du choix de rejouer le réel avec ceux qui le vécurent (et le vivent encore), le film d’Alejandro Landes raconte en premier lieu une immobilité hantée par la mémoire du mouvement.
On verra donc Porfirio vivre au quotidien, le plus souvent seul, ou aidé de son fils ou de sa compagne. Dans une large maison de plain-pied, presque sans aucun meuble, il ne cesse de s’agiter comme pour ne pas prendre racine dans la torpeur de la ville tropicale. Rien n’est épargné, des mouvements lourds de sa bedaine aux besoins élémentaires depuis le fond du fauteuil roulant, de la douleur qu’exprime son visage à quelques pleurs solitaires. Pourtant, jamais de pathos, et une assurance étonnante dans la mise en scène de cette vie quotidienne. On pourrait penser que Landes a construit le personnage de Porfirio Ramirez avec à l’esprit l’acte extrême qui le rendit célèbre, comme s’il constituait une force intérieur. Pourtant le film ressemble plus au portrait d’une société dont les membres sont alternativement oppressés puis abandonnés à eux-mêmes, forcés à une placide débrouillardise. Porfirio Ramirez, c’est cet homme qui, blessé par la police lors d’un tir croisé avec la guérilla colombienne en 1991, n’a jamais obtenu l’indemnité à laquelle il avait droit. Déplacé, exerçant pour seule activité la location de téléphone portable à la minute (activité commune en Colombie), il avait fini par acheter deux grenades et détourner un avion pour attirer l’attention du gouvernement.
Drôle de mélange : les hommes sont à la fois d’un audacieux esprit d’entreprise (tout le monde est vendeur de quelque chose, tout peut devenir une affaire), et défaitistes dans l’action tant les administrations corrompues transforment l’échec inexpliqué en une possibilité inhérente à toute démarche. Expansifs, les gens expriment leur malheur, pleurent ou s’énervent, mais sachant que rien ne sera fait pour eux, une fois le sac vidé, ils font preuve d’une inventivité redoublée. De la débrouillardise à l’action criminelle il n’y a ici qu’un pas. L’individualisme américain rencontre ici les micro-sociétés de rues, où les échanges, aussi fragiles soient-ils, tissent de forts liens qui ressemblent à un prolongement du cadre familial. Cette idée d’une population et de son contexte ne se construit jamais frontalement mais par une habile accumulation de bribes : une conversation au téléphone partiellement audible, une voix lointaine, une assemblée floue en arrière-plan…
Alejandro Landes a choisi de faire jouer à Porfirio Ramirez son propre rôle, sans lui faire lire le scénario et en se concentrant sur la répétition des dialogues. Son fils complice lors des faits étant devenu trop grand, il l’a remplacé par son cadet. Et pour sa femme, le couple s’étant séparé, une jeune voisine que Porfirio admirait – et dont le dossier de presse dit malignement « qu’elle aimait l’intérêt qu’il avait pour elle » – s’est prêtée au jeu. Trois semaines avant le début du tournage, Landes a demandé aux acteurs d’habiter avec Porfirio. Le film est donc un mélange d’éléments réels, de principes de cinéma vérité, et d’une grande rigueur formelle. Mais les éléments carcéraux, qui auraient pu le piéger dans une métaphore pataude de la double condition de Porfirio – paralysé et oublié – parviennent à dessiner très profondément l’homme, et à inscrire dans sa chair, dans ses mouvements, quasiment sans le faire parler, ce que son corps et le monde ont fait à son caractère, et en retour ce que son caractère est capable de leur imposer. Si parfois la mise en scène de Landes a le caractère strict d’une jeunesse qui revendique une radicalité artistique, qu’elle fait de scènes naturelles des scènes inévitables (le sexe explicite) et par là un peu forcées, Porfirio porte un regard dont la perspicacité ajoute à la justesse la synthèse d’un pays.