Il est, dans la vie cinéphile, des films invisibles et attendus par la seule confiance accordée aux lignes critiques d’époque rêvées tard le soir. Portrait d’une enfant déchue est de ceux-là. Première œuvre d’une maîtrise incomparable, il brille, à même intensité, du talent culotté d’un photographe passé cinéaste, Jerry Schatzberg, et du jeu exceptionnel d’une actrice à la beauté glaçante, Faye Dunaway. Portrait d’une enfant déchue est une tragédie moderne et romantique : la tragédie d’un visage ravagé par les tourments, d’un destin brisé par la lassitude. Le récit fêlé d’une perte abyssale.
Il ne faudrait surtout pas voir en Portrait d’une enfant déchue un film de ou sur la mode. Plus que son sujet, il est, comme son titre original l’indique (Puzzle of a Downfall Child), un puzzle, une énigme. Le puzzle d’un récit et l’énigme d’une femme… Sa principale force tient à ce qu’il demeure impossible de le réduire à une école, un mouvement. Typique de ces œuvres écloses à la fin des années 1960, le film de Schatzberg affirme une liberté (de ton, de structure, d’humeur) rétrospectivement incroyable. Pour mieux préciser son cadre, il est apparu au moment où le cinéma américain, précisément new-yorkais, s’émancipait d’un âge d’or terminal et prenait le train en marche du jeune auteurisme européen. Et de cette liberté matérialisée à l’écran, il faudra passer outre quelques gimmicks d’époque, pour mieux faire l’expérience d’un récit au déroulé vertigineux. Car, au plus loin que l’on se souvienne, jamais un premier film ne nous avait autant marqué par ses enjeux, son discours et sa complétude formelle.
Recluse sur île déserte, une femme, la quarantaine, regard brumeux, ne semble plus savoir par où commencer. Son compagnon de toujours, Aaron, l’a rejointe sur cette terre blanche en vue d’enregistrer ses mémoires et d’en réaliser un potentiel film. Or, à voir ce visage grave et tombant, plane ici une menace (l’écriteau wellesien « No Trepassing ») et un mystère dont il sera difficile de lever le voile. Car ce passé, s’il est le résumé d’une vie, demeure en l’état si chaotique qu’il ne se déplie pas aisément. La multitude de confessions, de traumatismes saignés ici ne permettront pas de rassembler les fragments d’une existence brisée. La blessure est si profonde, le flou si permanent, que rien ne parait plus confus pour Lou Andreas Sand que cette douloureuse étape d’un retour sur soi. Ancienne mannequin, celle-ci aura ainsi fait l’expérience d’une existence marquée par la difficulté d’aimer et de faire face à ses responsabilités. Sa jeunesse, elle l’aura passée en spectre glissant sous le regard cruel d’un milieu et les avances de la gent masculine. Son éclat lui aura été dérobé par ces clichés dont les teintes allaient s’assombrir au cours d’un lent déclin. Si bien que ne persiste ici qu’un agrégat de miettes enfouies dans la mémoire d’une femme abandonnée à la blancheur insulaire de son île et de son fard mortuaire.
Suivant cette difficulté à rassembler les éclats d’une vie, la forme même du film va les matérialiser. À l’encontre d’un dispositif transparent et comme pour nous faire éprouver la maladie de son sujet, la structure en flash-back de Portrait d’une enfant déchue déjoue la lisibilité classique. Ruptures de ton, rapprochement d’échelles, déliaison son-image, le film substitue la clairvoyance d’un esprit à une confusion habitée. Son récit, véritable circuit moderne et labyrinthique, s’affiche comme un modèle de déconstruction. Si bien que la fêlure – grand motif du cinéma américain des années 1970 – trouve ici un de ses plus vibrant manifestes. Plus concrètement, le spectateur assiste, troublé, à un grand télescopage d’événements, de personnages, que le cinéaste aux manettes prend plaisir à escamoter, dérégler. Et si la radicalité d’un tel dispositif surprend – voire déroute par moments –, le parti-pris n’en demeure jamais gratuit. Savoureuse est la manière dont Schatzberg, par endroits, laisse filer la parole de Lou et fait palpiter à l’écran un déchaînement d’images, de traumas, faisant retour comme d’obsédants électrochocs. Face à de telles prouesses dys-narratives, à la limite de l’abstraction, la plongée dans les synapses de Lou n’en est que plus opérante. Or, il ne faut pas se méprendre, cette démarche à l’européenne demeure loin, si l’on veut prendre un exemple, des structures austères et alambiquées d’un duo Resnais/Robbe-Grillet. Photographe de mode, Jerry Schatzberg l’est resté et n’oublie jamais de dispenser nombre de séducteurs effets : un plan pop sur une bouche écarlate, un montage de photos prises à Central Park, une incrustation de film (Shanghai Express) jaillissent à l’écran durant les passages les plus heureux de l’existence de Lou. Ce double équilibre ne venant que souligner la double logique surface / abîme présente en souterrain du film.
Au fond, le métier de mannequin exercé par Lou Andras n’exige qu’artificialité, vitrine de soi et poses simulées. Principe de simulation, d’exhibition de surface, une telle profession réduit à néant l’intime et ses affects. Or, notre cover-girl, profondément rebelle et associable, échouera à maquiller son impossible détachement. Des premières fêlures aux véritables fractures, Lou plongera dans ces ténèbres que ce milieu récuse, accuse. Si bien que son penchant suicidaire et les torrents de larmes versées resurgiront en surface sur son visage. Sous de tels assauts, les éclats premiers de Lou perdront en brillance et la rose se fanera, jusqu’à ce que sa tige cède et ses pétales s’évanouissent. Remarquable donc est la façon bergmanienne dont Schatzberg épuise son sujet par l’illustration d’une mort au travail. Portrait d’une enfant déchue est le récit cruel d’une vie figurée comme une course dont on ne peut stopper le déclin annoncé. Son déroulement venimeux épuise et éblouit dans le même mouvement. Il prouve aussi comment la mal-aimée petite forme de cinéma devient ô comment majeure quand un récit la prend en charge et lui offre ce qu’est peut-être la véritable essence du 7ème art : une fabrique du temps.
Enfin, et comme une évidence, comment passer sous silence la partition grandiose de Faye Dunaway ? Après s’être fait cribler de balles trois ans plus tôt sous les traits de Bonnie Parker, l’actrice est ici de tous les plans. Magnétique, imprévisible, elle se consume physiquement sur le beau celluloïd. La beauté de son interprétation tient sans doute à ce qu’elle semble ici rendre en hommage à toutes ces actrices, modèles, tombées un jour dans la déchéance et le déclin. Grâce à sa sensibilité à fleur de peau, elle rejoint ici l’autre grande actrice tourmentée de la décennie seventies, Gena Rowlands. Et de ce visage désormais inoubliable, nous revient une phrase : « Ne bousculez pas les femmes, elles sont pleines de larmes. »