De ce film maudit, on aime avant tout son titre, à la folie, seul élément que Jerry Schatzberg ait retenu de la première version scénario de Jacques Sigurd. L’anglais reflétait parfaitement la forme narrative complexe qui lui vaudra le refus des studios, celle d’un puzzle. Or la reconstitution du mannequin démaquillé que joue Faye Dunaway par son ami-enquêteur ne permet aucune véritable unification de son passé. Dès lors, ce qui doit retenir notre attention n’est pas ce collage de morceaux de vécus, mais bien le liant que Schatzberg a choisi pour assurer les transitions ; ce liant qu’un magnétophone, tout au long du film, relance, stoppe ou rembobine : la voix, la voix, la voix…
Si Schatzberg nous montre beaucoup, il manque des pièces à son puzzle, des moments de vie comme des explications. Ce casse-tête étant tout ce qui reste d’un esprit brisé, sa confession transforme un désordre psychique en un éclatement narratif. Bien sûr, il est toujours possible de s’aventurer à repérer des rémanences comme le contraste entre la naïveté de la jeunesse et le désenchantement qui lui succède ; on peut toujours emboîter tel morceau du récit avec tel autre, mettre en perspective la soumission de Lou Andreas lors de la première séance photo à l’assurance qu’elle va déployer par la suite, jusqu’à se sentir assez puissante pour faire attendre toute une équipe alors qu’elle joue à la Dietrich dans sa loge. L’analyse se confondrait ainsi avec une énumération de procédés narratifs et de motifs thématiques : la structure en flash-back, le défilement de clichés photographiques qui clipent à l’excès la survivance du passé, etc. Une telle analyse qui continuerait par d’autres moyens l’investigation mnésique à laquelle les deux protagonistes se livrent ensemble, nous semble un peu vaine.
Ce n’est pas parce que la logique du film est aléatoire et qu’il serait tout simplement absurde de tenter d’y trouver un ordre. Mais parce que cette logique est de nature essentiellement personnelle. La plongée dans le souvenir de Lou Andreas épouse parfaitement l’expérience personnelle que Schatzberg a lui-même fait du monde de la mode. Ex-photographe de l’empire de l’apparence, le cinéaste a vu plusieurs fois le devenir de mannequins-stars suivre une courbe tragique. Et Schatzberg, en dressant un personnage qui recule parfois devant l’énonciation du passé, s’évertue à nous montrer que le tout d’une vie ne peut jamais être tout-à-fait déplié : des résistances et la force de l’oubli empêchent la protagoniste de tout dire. Ainsi, cette femme nous promène d’un souvenir à un autre sans toujours rendre intelligible ce qui motive ces ponts et ces passages. Dans le film de Schatzberg, tout se passe comme si ce qui reliait les particules de souvenirs ne concernait que son porteur. L’ex-mannequin ne justifie ainsi jamais les sauts qu’elle fait entre ces points de mémoire et les surfaces planes du souvenir que sont toutes ces photos de jadis. Portrait d’une enfant déchue n’est de ce fait pas à proprement parler un récit entendu comme une suite d’actions constituées en chaîne : Schatzberg nous présente les pièces, les dispose face à nous en les soumettant à notre regard, mais chacune d’elles semble comporter plusieurs entrées. L’ordre ainsi proposé ne semble pas scellé : on peut encore le défaire et le remonter dans un ordre différent mais tout aussi correct.
Le spectateur se voit ainsi obligé de ne pas faire vraiment confiance à ce qu’il voit : le soupçon est jeté sur l’image de cette femme, qu’un «simple rhume (…) défigure» et dont l’âme est peu à peu dérobée par la répétition des déclics photographiques. C’est que l’image dans le monde de la mode, c’est précisément ce qui passe ; et lorsqu’elle dure plus de quelques secondes, elle trahit, comme ce reflet effrayant du mannequin dans un miroir déformant. Schatzberg aurait pu en rester là, au bien connu «gare aux images-illusions». Mais il y a trop de continuité dans l’entretien, trop de lignes directrices tracées par le format souple de la conversation pour que ce film laisse le spectateur à lui-même comme dans un désert. La première minute du film dessinait déjà cette structure : alors que l’image nous maintenait à distance du cœur de l’introspection, c’est la voix qui nous installait d’emblée au plus près de cette femme. La suite le confirme : la voix perce l’image.
Ce qui évite au film de Schatzberg d’être la remémoration de quelque chose de tout à fait mort, de définitivement passé, c’est la rythmique vocale qui relance la marche de la mémoire. À mesure que s’additionnent et se collent les unes aux autres les images, seules demeurent les deux voix distinctes des protagonistes principaux. Que ce soit celle de l’enquêteur qui relance («Let’s go back to…») ou celle du mannequin qui tangue («Pourquoi as tu fait-cela ? — Je ne sais pas.»), la voix assure au récit une cohérence. Le suivi qu’elle permet n’est pas exempt d’ellipses ni d’accélérations. Et les voix elles-mêmes ne s’accordent pas toujours, au «je veux parler d’autre chose» de l’ami-enquêteur, le mannequin répliquant violemment «Arrête de me contrarier» avant de reprendre le fil de son discours. Le détour est encore un moyen de toucher au cœur.
L’efficacité du dispositif narratif de Schatzberg tient au fait qu’il ne tient pas dans la seule voix off mais repose sur la déliaison d’une réalité et d’une parole. Il retrouve ainsi les souplesses de la structure de l’entretien propre au documentaire. Et le film a le mérite de jouer jusqu’au bout le jeu de l’investigation qui, comme toute recherche, ne peut être qu’incomplète. Malgré cette limitation, les pourtours de l’identité de Lou se dessinent peu à peu. Ce qui permet la formation au cours du fil de cette esquisse du soi, c’est l’entretien, format d’objectivation méthodique mais vivant. Et dans cette paisible maison de bord de mer où la voix devient la berceuse du souvenir, l’équivalent humain du ressac, au bruit duquel elle se mêle souvent, l’interviewer écoute l’autre se regarder comme un autre.
Parce que la mécanique photographique condamne ses sujets à une mort plate, parce que toute la beauté des images de mode ne se gagne qu’au prix d’une fermeture forcée des lèvres, Lou Andreas Sand trouve dans le magnétophone un dispositif technique adéquat, capable de se souvenir de ces voix qui se sont tues mais sans jamais accompagner leur réminiscence de l’altération temporelle qui finit toujours par fausser la plus « vraie » des images. Dans ces deux bobines sur lesquelles se lance le film dès les premiers plans d’intérieur, Lou Andreas trouve enfin une technique qui, à la différence des dispositifs d’image, ne signe pas la mort de ce qu’il enregistre.