Duveteux, à peine réchappé des éruptions acnéiques, Kamal est un tout jeune marié. Quoique plein de bonne volonté avec sa femme Loleh, il se révèle vite un très mauvais coup, puisqu’il est absolument impuissant. Sur les conseils de son docteur, il s’invite donc chez son cousin afin d’y pratiquer un stage de virilité. Un détour par les femmes mûres saura le ramener dans le droit chemin conjugal… Pour Djamshed Usmonov, cette proposition de départ est un prétexte pour bâtir une sorte de conte semi réaliste semi drolatique. Mutique, Kamal traîne son obsession de femme en femme, espérant celle qui saura le dépuceler… et la morale de l’histoire, c’est que pour bander, il va devoir s’affirmer comme un « dur ». Pourtant, ce qui est en jeu dans le parcours de Kamal, c’est au fond moins la question de la virilité que celle du passage à l’âge adulte. Entre-temps, Usmonov se sera tendrement moqué de son héros.
Comme tout bon récit d’apprentissage, celui de Pour aller au ciel, il faut mourir emmène Kamal dans des péripéties inattendues, à travers lesquelles se dégage un thème qui sous-tend l’ensemble du film, celui de la mauvaise surprise. La mauvaise surprise constitutive, c’est naturellement l’impuissance de Kamal. Saturé de désir, il se découvre incapable de prendre sa femme. Lorsqu’il aide une jeune femme à porter, du supermarché jusqu’à chez elle, ses courses, mauvaise surprise, il lui découvre un mari en haut des escaliers. Lorsqu’il tente de coucher avec une prostituée, mauvaise surprise, celle-ci, avoue-t-il, ressemble trop à sa femme. Lorsqu’il dort aux côtés de Vera (Dinara Droukarova, qu’on avait déjà remarquée dans Depuis qu’Otar est parti et Le Dernier des immobiles)… mauvaise surprise, le lendemain matin, il tombe sur le mari dans la pièce à côté. Puis lorsqu’il aide ce dernier à cambrioler une maison, mauvaise surprise, celle-ci est loin d’être aussi déserte que prévue. Et ainsi de suite : Usmonov a su faire du prétexte de son film, l’impuissance, une structure narrative dans laquelle il enferme son personnage.
Ce n’est pourtant pas la question de la virilité qui intéresse Usmonov. De fait, l’écart entre le désir de Kamal et sa réalisation, qui s’incarne dans cette expérience récurrente de la mauvaise surprise, tient en réalité à son absence de prise de responsabilité : il subit. Ainsi de cette femme qu’il suit dans les couloirs de la fac. Il l’a perdue de vue, ouvre une porte : elle s’est transformée en professeur de taekwondo qui lui demande s’il fait partie du cours. Il s’enfuit, incapable de s’assumer en séducteur. Kamal poursuit timidement des femmes de-ci de-là dans la ville, et c’est à peine s’il ose rapprocher sa main d’une autre main dans le bus. Mais il ne peut pas prendre d’initiative : attentiste et effarouché, il voudrait que les autres fassent le premier pas. Kamal est dépendant à la fois des poussées de son désir, du frein de sa timidité, et des décisions d’autrui. Il passe ainsi sous la houlette de son cousin, qui l’emmène faire le plein de péripatéticiennes. Puis, lorsque il est surpris au lit avec Vera par son mari, Azam, il tombe sous la férule de ce dernier qui lui déclare : « Je voulais te tuer dans ton sommeil, mais j’ai préféré discuter avec toi »… avant de l’embringuer dans ses casses, l’obligeant à boire, à se travestir en femme (une ellipse ouvre à ce moment la porte à pas mal de suppositions). Lorsqu’un des coups tourne mal, Kamal tente, une fois encore, la fuite, avant de se rétracter. C’est au moment où il prend, dans le même temps, l’initiative et ses responsabilités, qu’il renverse le régime de la mauvaise surprise. Ce n’est plus lui qui la subit, c’est lui qui va la provoquer : il va verser le sang, premier dépucelage. Aussitôt après, il se trouve capable de prendre Vera, passant soudainement du statut de puceau impuissant et dépendant à celui d’amant viril. Il saigne du nez : nouveau sang versé, second dépucelage. De l’introversion à la dureté, de l’impuissance à l’âge adulte, voilà le parcours de Kamal. Il est donc moins question d’impuissance physique que d’impuissance tout court : Kamal, trop tôt marié, était incapable de passer le cap de l’adolescence. Tout de même, cela n’a pas empêché Usmonov de tourner en ridicule son obsession de la virilité et une certaine forme de machisme. Dans une société où les femmes sont cantonnées à la maison ou à l’usine de confection, et où dans le train du retour, les jeunes mères s’exclament aux oreilles de Kamal : « Les hommes veulent toujours des fils », l’impuissance masculine du héros est un sujet de ridicule et une peur inavouable.
Pour aller au ciel, il faut mourir est un film largement muet parce que Kamal, son personnage principal, ne parle quasiment pas. Muet, cela signifie que Djamshed Usmonov s’inscrit dans la lignée des films lents, naturalistes et contemplatifs venus de Turquie – Uzak de Nuri Bilge Ceylan, sur le même canevas de la visite du cousin – ou d’Iran – Où est la maison de mon ami ? de Kiarostami, La Pomme de Samira Makhmalbaf parlent eux aussi des petites gens et de leurs petits soucis du quotidien. Muet, cela signifie également que Djamshed Usmonov lorgne du côté des films muets eux-mêmes. Kamal fait figure, face aux bavards que sont le cousin m’as-tu-vu, la vieille prostituée rentre-dedans, ou le caïd de mari qu’est Azam, d’un Buster Keaton naïf et vulnérable, plongé dans des situations de plus en plus grotesques et pénibles. Le mélange de références ne s’arrête pas là. Usmonov va chercher du côté de Pulp Fiction quand Kamal hésite entre un sabre et un fusil – mais lui, contrairement à Bruce Willis, choisit le fusil. Il y a aussi un peu de L’Homme qui aimait les femmes dans le Kamal qui fixe, en gros plan subjectif, les talons de la jeune femme avec laquelle il gravit tous les paliers d’un escalier − son impuissance l’empêchant d’aller au-delà de cet épisode fétichiste. Notons d’ailleurs que l’intrigue n’est pas sans faire penser au Bel Antonio, qui met en scène un Mastroianni obsédé par son impuissance. Le réalisateur tisse un conte aussi joli que solidement charpenté, aussi beau que tendu, aussi grave qu’émouvant, aussi mélancolique que bourré d’humour, naviguant dans un tissu de références et d’attentes déjouées avec drôlerie.