Antonio, fils d’une riche famille, est un jeune homme d’une grande beauté, désiré par les femmes et jalousé par les hommes. Mais il cache un terrible secret : son impuissance. Dans un monde masculin où les exploits avec les femmes et la virilité sont une question d’honneur, où l’amour n’est qu’une affaire d’entente financière, un arrangement entre les familles, Antonio est contraint de jouer un rôle afin de cacher son terrible secret. Bolognini, grâce à un scénario de Pasolini, s’interroge sur la sexualité et les Italiens, entre hypocrisie et ignorance.
Bolognini, Pasolini
Mauro Bolognini est souvent mal considéré par une Histoire du cinéma qui fait de lui un habile faiseur, un metteur en scène dont la virtuosité sirupeuse agace, et dont l’attachement à la représentation des travers de riches familles italiennes à coups de décors et de costumes somptueux flirte pour certains avec le mauvais feuilleton familial. Pourtant, on peut lui reconnaître un talent indéniable, et son exagération, un aspect pompeux, ne sont pas dénués d’un certain charme. La préciosité des corps et des visages, l’orchestration des couleurs, la finesse des tissus délicatement bercés par le vent compensent des scénarios souvent lourds.
Mais le scénario, ici, est signé Pier Paolo Pasolini ! La mise en scène est splendide, sans avoir cet aspect fastueux qui peut rebuter certains, et l’emploi du noir et blanc rassurera ceux dont la débauche de couleurs écœure. Et, surtout, le film parvient à traiter intelligemment, sans vulgarité et lourdeur, et avec un sens dramatique très fort, un thème aussi délicat que l’impuissance. Car si cela peut prêter à sourire quant on connaît l’humour de Pasolini, notamment dans La Trilogie de la vie, il s’agit pourtant ici d’une radiographie sans concession de la haute société italienne qui, malgré ses prétentions, possède une vision totalement archaïque de la sexualité. Si la société conservatrice italienne ne tolère la sexualité qu’à partir du moment où celle-ci est dans la norme, elle feint d’ignorer hypocritement les pratiques diverses et extra-conjugales auxquelles se livrent tout un chacun et, en particulier, les hommes. Mais, et là réside la force du film, c’est la même norme qui fustige la débauche et qui rejette l’impuissant au rang le plus bas de la société. Un homme couche avec sa femme, c’est tout. Il n’existe rien d’autre. Ni prostitué, ni homosexualité, ni impuissant.
Les Italiens et la sexualité
En écrivant le scénario, Pasolini s’attaque à un sujet auquel il consacrera lui-même un documentaire quelques années plus tard : les Italiens et la sexualité, dans Comizi d’Amore en 1964. Dans ce documentaire, Pasolini montre bien que le rapport qu’entretiennent les Italiens avec le sexe varie selon les classes sociales, les régions et les sexes. Ce film centre uniquement son attention sur des familles riches, des propriétaires de la haute société. Le mariage n’y est qu’une question de business, un arrangement entre parents espérant tirer un pur profit financier de l’union de leurs enfants. L’amour n’a donc pas de raison d’être. Le mariage coïncide avec l’entrée dans le monde du travail, la fin d’années d’étude ou d’oisiveté entretenue par la fortune familiale. Ces années d’oisiveté sont synonymes de frasques en tout genre, de longues soirées de débauche dont le seul but semble être le sexe libre. C’est une période où tout semble permis.
Mais le traitement n’est pas le même selon qu’il s’agisse des hommes et des femmes. Les hommes font leur réputation à coups de conquêtes multiples. Celui qui aura le plus d’aventures, le plus de succès auprès des femmes, sera admiré, jalousé. Alors que les jeunes femmes de bonne famille, promises au mariage et à la soumission à l’homme, sont totalement prisonnières de leur classe. Elles vivent dans un cocon, dans l’ignorance la plus totale. Alors que l’homme fait les quatre cents coups avant le mariage, la femme attend qu’on lui désigne un mari qu’elle devra servir.
Mais ce que nous montre le film, c’est que la société entière est obnubilée par le sexe. Un homme fait sa réputation et sa gloire grâce à sa virilité et au nombre de femmes qu’il a eu. C’est une véritable hiérarchie. Antonio, interprété de façon remarquable par Marcello Mastroianni, est, comme on peut s’en douter, un jeune homme d’une grande beauté. Il fait la fierté de son père qui voit en lui un digne héritier de la tradition familiale qui veut que chaque homme, depuis des générations, ait fait sa réputation grâce à ses conquêtes. Il est alors placé sur un piédestal et se doit d’être à la hauteur des histoires qui courent sur son compte. Il est véritablement harcelé par les remarques diverses qui ont toutes à voir avec son succès auprès des femmes.
Sous le vernis
Dans ce monde masculin sans amour mais avide de sexualité, Antonio est celui qui, intérieurement, croit à la femme idéale, dans toute sa pureté, dans toute son innocence. Il accepte d’épouser celle que son père lui a désignée après être tombé par hasard sur une photo, ayant décelé sur le visage de cette femme une certaine pureté d’ange. Mais plusieurs mois après leur mariage, nos deux tourtereaux n’ont toujours pas eu de rapports, malgré l’amour qui les unit. Face à cette situation, la jeune mariée s’interroge et révèle ainsi la complète ignorance qui est la sienne, sa naïveté et, au bout du compte, ses préjugés et sa bêtise.
La jeune mariée est interprétée par Claudia Cardinale. Peut-on imaginer un plus beau couple ? La caméra de Bolognini, maniérée, précieuse, fine, suit ses deux amoureux beaux comme des dieux dans un paradis qui semble voué à disparaître. Ces quelques instants précédant le scandale sont d’une grande beauté et fournissent à Bolognini les moyens de faire éclater au grand jour tout son talent. Mais sous les apparences, la mise en scène et le vernis, sont dissimulés l’horreur humaine la plus banale. On ne peut comprendre véritablement ce réalisateur sans envisager cet aspect. Sous les aspects clinquants et fastueux sommeillent l’âme humaine dans tout ce qu’elle a de répugnant. Les personnages, à l’image du réalisateur, rêvent d’un monde idéalisé, pur et innocent, tels des enfants nourris de féeries, de princes et de princesses, projetant leurs fantasmes tout en dissimulant un secret qui, lorsqu’il sera révélé, fera voler en éclats un cristal dont la transparence n’était de toute façon qu’une illusion.