Adapté d’un roman de la poétesse new-yorkaise Sapphire paru en 1996, Precious débarque en France précédé d’une rumeur flatteuse : présentation triomphale à Sundance (Prix du jury, Prix du public, meilleure actrice), pluie de nominations aux Golden Globes et aux Oscars, Prix du public au festival de Toronto et Prix du jury à Deauville, presse dithyrambique et concert de louanges de personnalités telles que Oprah Winfrey, qui ont facilité sa distribution en s’improvisant producteurs exécutifs… Une telle avalanche d’accolades peut éveiller les soupçons et donner envie de prendre ses jambes à son cou. Pourtant, en dépit d’une poésie de supermarché à la naïveté parfois consternante, Precious déroute, étonne et finit par imposer un ton singulier et un peu gonflé, entre mélo déchirant et comédie burlesque.
Que faut-il attendre d’un film « à message » dans lequel Mariah Carey interprète une assistante sociale et Lenny Kravitz, un infirmier ? Le concept a de quoi faire frémir mais curieusement, le casting improbable de Precious participe à la semi-réussite de ce second film du réalisateur Lee Daniels (le premier, Shadowboxer, n’est jamais sorti en France). Premier producteur afro-américain à obtenir un oscar (en 2001, pour le nauséabond À l’ombre de la haine), il poursuit dans le drame social casse-gueule en finançant The Woodsman en 2004, chronique d’un pédophile en voie de réinsertion qui fait grincer quelques dents à sa sortie. À voir le raz-de-marée provoqué par la sortie de Precious aux États-Unis, Daniels a gagné son titre de cinéaste social tel que Hollywood les affectionne : glamour, avec plein de people dedans, comme l’a démontré le sinistre Collision.
L’histoire que raconte Precious est édifiante : celle d’une adolescente obèse, illettrée et enceinte de son deuxième enfant, fruit d’un inceste… Battue par une mère acariâtre, celle qui se fait appeler « Precious » est repérée par les services sociaux et placée dans une classe spécialisée pour y suivre un programme d’enseignement alternatif. N’en jetez plus, la coupe est pleine ? À ce stade du scénario, le film ne fait pourtant que commencer. Les mésaventures de Precious ressemblent à s’y méprendre à une brochure pédagogique conçue pour le planning familial : sur le fond, rien à redire, mais d’un point de vue cinématographique, la subtilité semble avoir été laissée à l’entrée. Daniels, son scénariste et l’écrivaine Sapphire n’épargnent rien à leur pauvre héroïne ; pêle-mêle, le scénario brasse tous les thèmes propres à éveiller les consciences et tirer quelques larmes, jusqu’au SIDA et la trisomie ! Pour mieux faire passer la pilule, le réalisateur dilue son propos dans une poésie urbaine light un peu trop jolie pour être crédible, qui évoque plus les Esprits rebelles de Michelle Pfeiffer que les joutes verbales des meilleurs Spike Lee.
Tout n’est pourtant pas à jeter dans Precious et le film parvient paradoxalement à imposer un ton un peu décalé, comme si l’outrance des situations décrites au gré du scénario poussait le film vers un territoire inédit, où l’ambiance cotonneuse et anesthésiée reflète les humeurs de l’héroïne. Pour se protéger des affronts du quotidien, Precious se réfugie dans un monde imaginaire où, tour à tour, princes charmants modernes (chanteurs, acteurs, photographes) et entourage idéalisé rivalisent d’attentions pour la jeune femme. Dans ces décrochages surréalistes, Precious trouve sa voix, mi-enchantée, mi-burlesque, comme lors de cette scène rêvée où Precious et sa mère rejouent une scène d’un film italien vu à la télé. Dans le Harlem des années 1980 revu et corrigé par Lee Daniels, mères abusives et filles maltraitées regardent ensemble des films italiens en noir et blanc et en V.O. : c’est n’importe quoi, mais le film y gagne un recul nécessaire, presque jouissif. Les apparitions de Lenny Kravitz (en infirmier beau gosse) et Mariah Carey (inattendue, dans tous les sens du terme, en assistante sociale) témoignent de la même volonté : emmener le film vers un second degré périlleux, mais salvateur. Et ça marche.
Pour autant, Precious n’en est pas moins un véritable rouleau compresseur d’émotions, une machine à oscars impeccablement huilée et pachydermique : la scène-confession de la mère de Precious vaudra sans nul doute à Mo’Nique, son interprète (autre casting à contre-emploi, la comédienne étant une comique célèbre aux États-Unis) une statuette – méritée – lors de la prochaine cérémonie. On pourra toutefois lui préférer l’émouvante Gabourey Sidibe, l’interprète de Precious. Imperturbable, imperméable aux coups, elle impose sa présence au film au-delà de toute critique : indéniablement, Precious, c’est elle, envers et contre tout.